Même si son pays est en guerre depuis plus de 30 ans, Salim Shaheen a fait du cinéma le centre de sa vie en tournant pas moins de 110 films de série Z, très appréciés du peuple afghan. La cinéaste Sonia Kronlund a suivi ce réalisateur hors normes pendant le tournage de son 111e long métrage et en a tiré un documentaire assez singulier. La Presse a rencontré la cinéaste récemment à Paris.

Vous êtes une cinéaste française, née d'un père suédois, et affirmez d'emblée porter un intérêt «exagéré» à l'Iran et à l'Afghanistan, au point d'avoir appris le persan. D'où vient cet intérêt?

Je m'intéresse depuis longtemps à l'islam, d'abord par le biais des banlieues parisiennes. Puis, en 1999, je suis allée en Iran pour la première fois. J'y ai trouvé un pays assez joyeux malgré tout, mais là-bas, on me parlait aussi beaucoup des talibans qui exerçaient leur pouvoir de l'autre côté de la frontière, c'est-à-dire en Afghanistan. Je n'ai pu faire autrement que d'y aller. J'ai appris la langue et j'ai pu créer des liens très forts grâce à cette possibilité de communiquer directement avec les gens. Ce qui m'a le plus étonnée chez les Afghans est leur sens de l'humour. Cette culture de la blague est comme un mode de survie pour eux.

Salim Shaheen est une figure très populaire et très aimée en Afghanistan. On dit de lui qu'il est l'«Ed Wood afghan», étant donné que ses films sont plutôt rudimentaires et pourraient difficilement se distinguer dans les grands festivals internationaux. Comment en êtes-vous venue à faire sa connaissance?

J'ai commencé à entendre parler de lui il y a une dizaine d'années. Je me suis longtemps demandé pourquoi ses films plaisaient autant. Or, un peuple a besoin d'une représentation de lui-même, de projeter sa propre image. Salim est pratiquement le seul à le faire chez lui. Les personnages de ses films sont toujours des Afghans ordinaires et les histoires qu'il raconte prennent le parti du peuple contre les puissants. Ce sont souvent des histoires de paysans exploités par de grands propriétaires terriens. Même s'il est bricolé avec trois bouts de ficelle et qu'il plonge avidement dans la démagogie, son message social fonctionne parce qu'il permet aux gens du peuple d'avoir enfin le bonheur de se regarder et de s'identifier. Ils deviennent alors eux-mêmes des héros de cinéma!

Lui arrive-t-il d'être en délicatesse avec les autorités?

Autorités? Quelles autorités? [Rires] Contrairement à l'Iran, il n'y a pas beaucoup de gouvernance en Afghanistan. Cela dit, une fois, Salim a été convoqué au parlement le lendemain de la diffusion d'une émission de télé où il a dansé avec une femme. Une fois sur place, tout le monde lui a demandé des autographes et s'est fait prendre en photo avec lui, de sorte que devant une telle popularité, les autorités ont dû baisser les bras. En fait, Salim est un amuseur public et on lui en passe beaucoup. C'est un bouffon dans le sens le plus noble du terme.

On vous voit avec lui dans des situations qui peuvent paraître d'autant plus périlleuses que Salim semble avoir une attitude complètement fataliste face au danger et à la mort. Avez-vous senti le danger parfois?

Malgré son côté baratineur, Salim est courageux et il met de l'avant sa virilité exacerbée en toutes circonstances. Dans son esprit, un homme ne peut pas avoir peur. Donc, il n'a peur de rien et il fait n'importe quoi. Il est allé dans des endroits où il ne se rendait pas compte des risques que pouvait courir une étrangère comme moi, notamment pour un éventuel kidnapping. Mais tout s'est bien passé finalement.

Les femmes afghanes sont complètement absentes de votre film. Avez-vous eu à faire face à des difficultés particulières du fait d'être une femme étrangère sur le sol afghan?

C'est peut-être drôle à dire, mais être une femme étrangère en Afghanistan est probablement la meilleure chose possible. Parce qu'on vient d'ailleurs, on a ainsi accès au monde des femmes, qu'on ne peut pas montrer, et nous sommes aussi les bienvenues dans le monde des hommes, où l'on ne compte pas vraiment comme une femme. J'ai vu ça comme un avantage. Vivre en tant que femme afghane, évidemment, ça, c'est complètement différent.

Votre film a été lancé l'an dernier à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes. Salim vous a accompagnée. Comment a-t-il vécu cette expérience?

Salim a toujours rêvé d'une reconnaissance internationale, et l'ovation de 20 minutes qui a suivi la projection n'était que justice à ses yeux ! Évidemment, ces applaudissements traduisaient plus que l'appréciation de mon modeste film. C'était comme une validation du bonheur total, sans réserve, que vivait Salim. Il a d'ailleurs vu Nothingwood pour la première fois lors de la projection officielle. J'étais un peu inquiète, car même si j'ai fait bien attention à ce qu'il ne prête pas flanc à la raillerie, je craignais quand même les rires moqueurs pendant la projection. Les spectateurs ont d'ailleurs beaucoup ri. Mais comme Salim est très malin, il s'est mis à rire de bon coeur lui aussi en disant que la comédie était ce qu'il pouvait apporter de mieux au peuple français. Je crois qu'il souhaitait surtout qu'on parle de lui, peu importe la façon!

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Nothingwood prendra l'affiche le 23 mars.

Les frais de voyage ont été payés par Unifrance.

Photo fournie par la production

Sonia Kronlund (à droite), réalisatrice de Nothingwood, en compagnie de Salim Shaheen