Lauréat du Lion d'or de la Mostra de Venise, The Shape of Water est une fable contemporaine dont les protagonistes sont tous en marge de la société d'une façon ou d'une autre. Pour le cinéaste mexicain, cette histoire comporte bien des résonances, tant sur le plan social que sur le plan intime.

Guillermo del Toro n'hésite pas à dire que The Shape of Water occupe une place bien spéciale dans son coeur. Du même souffle, il affirme avoir fait un film... français!

Même si cette fable contemporaine, au coeur de laquelle se trouve une histoire d'amour entre une jeune femme muette et une créature venue de la mer, a été tournée dans la langue de Shakespeare à Toronto, l'influence française relève de l'évidence. Le décor semble en effet tout droit sorti d'un film de Jean-Pierre Jeunet, la trame musicale est signée Alexandre Desplat et on y entend même la chanson de Gainsbourg, Javanaise...

«On me parle beaucoup des films de Jean-Pierre Jeunet en général et d'Amélie Poulain en particulier, a déclaré le cinéaste au cours d'une rencontre de presse tenue récemment à Los Angeles. Mais en vérité, je trouve que ce film a beaucoup plus en commun avec le cinéma de Jacques Demy, que j'adore. L'influence est très assumée. Depuis le début, je me plais à dire que The Shape of Water est mon film français. Je l'ai d'ailleurs écrit en faisant jouer la musique de Georges Delerue en toile de fond!»

Une époque en rappelle une autre...

Va pour la forme, mais le cinéaste estime que le propos de son film résonne particulièrement fort à notre époque, même si l'intrigue se déroule en 1962. Guillermo del Toro rappelle en outre qu'il y a 55 ans, l'Amérique avait aussi tendance à se replier sur elle-même, cette fois sous la menace du communisme soviétique et d'une attaque nucléaire. Les gens issus des minorités raciales et sexuelles ne pouvaient pas revendiquer leurs droits et l'égalité entre les femmes et les hommes restait un concept hors d'atteinte.

«J'ai délibérément choisi de camper l'histoire à l'époque de la guerre froide parce qu'elle était tout aussi particulière que celle que l'on vit maintenant.»

«Même si chaque individu a sa complexité, on suscite de la haine en se concentrant sur un préjugé envers un groupe d'individus et on monte ça en épingle pour semer la division, explique le cinéaste. Or, il est impératif que tous, nous puissions exprimer notre humanité. Si l'on ne comprend pas cela, et si on ne le fait pas, on se dirige tout droit vers un désastre. Vraiment. C'est la raison pour laquelle j'ai voulu faire ce film. La façon qu'on a de regarder "l'autre" en dit beaucoup sur nous-mêmes.»

Plusieurs genres en un seul film

L'intrigue de The Shape of Water se déroule dans un laboratoire secret américain, où l'on tient en captivité une créature amphibie étrange que convoitent grandement les autorités soviétiques. Il appert qu'un lien affectif - et même amoureux - se développera entre cette bête et Elisa (Sally Hawkins), modeste employée faisant partie de l'équipe d'entretien. Muette, cette dernière n'a guère de vie intime, si ce n'est l'amitié qu'elle partage avec une collègue afro-américaine (Octavia Spencer) et un homosexuel vieillissant (Richard Jenkins).

«Mes 25 ans de carrière à titre de cinéaste m'ont mené vers ce long métrage, affirme Guillermo del Toro. J'ai maintenant assez confiance en mes moyens pour me promener dans un seul film du thriller au drame romantique, en passant par la comédie et le numéro musical. Je tenais aussi à ce que la créature [interprétée par Doug Jones] soit le plus réaliste possible afin qu'on sente véritablement l'attirance charnelle entre les deux êtres. On a mis trois ans à la concevoir!»

Des thèmes récurrents

Dès Cronos, son premier long métrage, Guillermo del Toro a immédiatement su imposer un univers singulier, directement issu de l'imagination d'un homme ayant grandi au Mexique, pays où les histoires fantastiques font intrinsèquement partie de la culture.

«Chez nous, tu peux dire à des convives lors d'un dîner que tu as reçu la veille la visite de ta grand-mère morte, et ils engageront alors une vraie conversation là-dessus. Nos histoires comportent toujours une part de surréalisme.»

Le cinéaste fait aussi remarquer les thèmes récurrents qui traversent tous ses films, notamment les rencontres entre des êtres - peu importe leur aspect - dont les destins se croisent de façon inattendue.

«Tout ce qu'il y a dans The Shape of Water a été semé dans mes films précédents. Il y est souvent question de la rencontre entre des solitudes. Je crois que le plus grand apprentissage qu'un être humain peut - et doit - faire dans sa vie est d'apprendre à vivre seul. Être en paix avec ça, sans se sentir esseulé.»

«La solitude ne m'a jamais fait peur. Cela dit, j'ai été sensible au regard des autres, surtout dans ma jeunesse.»

Bien plus que la solitude, l'effet de meute en société suscite en lui un sentiment d'effroi.

«Rien ne me fait plus peur qu'un groupe constitué d'hommes absolument certains d'avoir raison. Il est affolant de constater à quel point certitude et aveuglement vont de pair. Ces idéologies fonctionnent parce qu'elles parviennent à s'incruster dans l'esprit des gens. Quand ta vie va mal, tu as deux options: t'en prendre au 1 % qui possède 99 % de toute la richesse ou rejeter la faute sur tous ceux qui sont différents, notamment les immigrés. La deuxième option est toujours plus facile. Habituellement, ceux qui se laissent guider par la haine ne connaissent même pas ce qu'ils haïssent!»

Une petite pause de réalisation

Il y a quelques mois, Guillermo del Toro a par ailleurs semé l'émoi auprès de ses admirateurs en annonçant une pause de réalisation.

«Je ne suis pas pressé de faire le prochain film, dit-il. J'ai toujours le projet de réaliser Pinocchio en stop motion et je suis certain de le faire un jour. J'ai pris une pause d'un an qui a commencé il y a trois mois. J'écris beaucoup. Je suis aussi impliqué dans de nombreuses productions. Mais là, j'ai envie de passer du temps avec The Shape of Water et d'aller le présenter un peu partout. Parce qu'il m'est très cher.»

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The Shape of Water (La forme de l'eau en version française) prendra l'affiche le 15 décembre dans certaines salles et de façon plus large au Québec le 22.

Les frais de voyage ont été payés par Fox Searchlight.