Avec sa trilogie Arabian Nights, le cinéaste portugais Miguel Gomes trace un portrait à la fois acide, ludique et surréel de son pays durant la crise de 2013. S'inspirant des Contes des mille et une nuits, entre fiction et documentaire, cette trilogie fort originale se base sur une façon tout aussi originale de travailler. Par ailleurs, les trois films offrent une sérieuse mise en garde face aux dangers de l'austérité qui appauvrit toute la société beaucoup plus qu'elle ne l'enrichit.

Q: Quelle est la genèse de votre projet?

R: La chose la plus importante était d'imaginer une structure filmique pour parler des événements qui se déroulaient au Portugal, d'écrire une fiction très peu éloignée des événements. On a construit une équipe avec des journalistes qui nous fournissaient une matière avec laquelle on pouvait imaginer des choses à filmer.

Q: Il y a des scènes documentaires et des scènes fictives avec des acteurs non professionnels, d'ailleurs.

R: D'un côté, on a filmé le monde matériel avec des gens qui sont vraiment touchés par les problèmes du Portugal, comme les chômeurs ou les éleveurs d'oiseaux. Je sentais qu'il fallait montrer ce qui s'est passé avec de vrais protagonistes et, en même temps, avoir un espace pour l'imaginaire parce qu'on vivait tous cette nouvelle phase de la société portugaise. C'est relié. On peut seulement imaginer qu'à partir de notre expérience.

Q: Selon vous, les mesures d'austérité décrétées par le gouvernement ont appauvri toute la population. Il y avait une certaine «folie» qui avait cours au Portugal, non?

R: Oui. J'avais la sensation que plus les histoires étaient tragiques, plus elles devenaient absurdes. Les gens ont été pris par surprise. Tout était devenu un peu déréglé. On a assisté à des crimes absurdes que la crise a créés. Pour moi, cela ressemblait à la poésie que l'on retrouve dans les Contes des mille et une nuits. Il nous fallait demander à Shéhérazade de nous raconter ce qui se passait au Portugal.

Q: Vous développez une grande inventivité dans la façon de raconter ces histoires. C'était important pour vous?

R: Dans tous mes films, la question qui se pose tous les jours est comment je peux filmer ces gens, ces lieux et raconter ce que je veux raconter? Il n'y a aucune formule établie à l'avance. Je ne fais jamais de story-board. Filmer, c'est quelque chose qui se fait au présent. Il faut être capable de se confronter à ce qu'il y a. La forme n'est pas préétablie. Au montage aussi, je découvre de nouvelles manières de raconter ce qui a été filmé.

Q: Vous travaillez à l'instinct, ça demande un certain niveau de confiance?

R: J'avais besoin d'une structure élastique. Je suis comme tout le monde, je doute. Mais j'ai été sauvé par mon côté inconscient. Parfois, je ne me rends pas compte des risques. À d'autres moments, je me demande dans quel bordel je suis. Cette façon de faire bordélique apporte au film des choses complètement inattendues. Tout le monde dans une équipe veut être rassuré et ça crée des chocs avec ma manière de travailler. Je leur dis toujours qu'on peut avoir un plan béton et l'exécuter de manière obsédée, mais on risque ainsi de manquer le troupeau d'éléphants qui passe derrière nous au même moment.

Q: Au montage, vous ajoutez d'autres couches de sens au son et à l'image.

R: C'est une phase très importante. On peut changer notre idée, refaire des combinaisons. Après 12 mois de production, je n'avais pas de structure finale. Cette division en trois volumes a été décidée lors du montage. On filmait chaque histoire et on a décidé de la structure au montage. En milieu de production, les gens de l'équipe faisaient des paris sur la durée finale du film.

Q: Pour votre côté sociopolitique, on vous compare à Pasolini, qu'en dites-vous?

R: Je m'intéresse à beaucoup de cinémas. J'essaie de ne pas trop y penser quand je tourne. Je suis cinéphile et je connais les films de Pasolini. Mais j'ai un trouble neurologique et tout se mélange dans ma tête, autant les classiques américains que les films expressionnistes allemands ou la nouvelle vague française.

Q: Qu'en est-il du Portugal aujourd'hui? Entre espoir et désespoir?

R: On vient de vivre un changement politique dans les dernières semaines. Le gouvernement au pouvoir lors du tournage est tombé. On avait une dictature de droite depuis 1974. Pour la première fois, nous avons un gouvernement socialiste soutenu par une union de toute la gauche. Bon, l'Europe ne va pas bien. C'est le bordel! Est-ce la fin de l'Union? Il y a les questions des réfugiés, des dettes des pays, des bureaucraties, des terroristes. Le Portugal n'a pas beaucoup de pouvoir en Europe et apparaît dans un contexte de confusion totale européen. On ne peut pas être très optimiste.

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Coup d'oeil sur les trois volets d'Arabian Nights

ARABIAN NIGHTS - THE RESTLESS ONE

Faits saillants: des chômeurs désabusés, des technocrates à l'érection permanente, un coq parlant traîné en cour, un syndicaliste enfermé dans une baleine.

Présenté dès le 18 décembre au Cinéma du Parc.

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ARABIAN NIGHTS - THE DESOLATE ONE



Faits saillants: un criminel échappe à la justice, une juge désespère devant l'absurdité ambiante, un vieux couple se suicide dans un édifice, véritable microcosme de la société.

Présenté dès le 25 décembre au Cinéma du Parc.

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ARABIAN NIGHTS - THE ENCHANTED ONE 

Faits saillants: la narratrice Shéhérazade tente de fuir son sort à Bagdad, des éleveurs d'oiseaux redonnent un peu d'envol à toute cette fable tragi-comique.

Présenté dès le 1er janvier au Cinéma du Parc.