Arrivée de New Dehli à 19 ans, la cinéaste Deepa Mehta a réussi à se faire une place au soleil au Canada. Malgré cela, la dizaine de films qu'elle a réalisés, parlent presque toujours d'exclus et d'exclusion. Beeba Boys, son plus récent, ne fait pas exception, sauf que les exclus dans ce cas-ci sont des gangsters sikhs de Vancouver, qui prennent leur revanche à coups de mitraillettes. Deepa Mehta était de passage à Montréal cette la semaine dernière pour en parler.

La cinéaste indo-canadienne Deepa Mehta pensait qu'elle savait tout de sa communauté. Depuis son départ de New Delhi pour Toronto en 1973, à l'âge de 19 ans, peu de choses sur ses confrères immigrants avaient échappé à son regard. Elle croyait tout connaître de leur vie et de leur besoin de briller au sein de leur pays d'accueil trop blanc. Et puis, un jour, il y a quelques années, elle est tombée sur ce fait divers dans le journal relatant une fusillade opposant deux clans de gangsters sikhs à Vancouver.

«Je venais de découvrir, sur ma communauté et peut-être sur moi-même, une réalité que j'ignorais. J'ai décidé d'aller y voir de plus près et d'en faire un film de genre qui, au lieu de mettre en scène la mafia italienne ou les triades chinoises, ferait vivre des gangsters sikhs», raconte Deepa Mehta, son visage rond comme une lune couleur chocolat caressé par le rayon de soleil qui perce la baie vitrée d'un hôtel montréalais.

C'était lundi. La cinéaste, qui vit à Toronto dans la circonscription d'Olivia Chow, venait à peine d'atterrir à Montréal pour le dernier arrêt de sa tournée pancanadienne avant la sortie de son nouveau film Beeba Boys, qui raconte l'histoire d'une bande de criminels sikhs devenus millionnaires grâce au trafic de la drogue et prêts aux pires violences pour protéger leur territoire.

Leur chef s'appelle Jeet et certains disent qu'il est inspiré du vrai Bindy Johal, le Mom Boucher sikh qui faisait régner la terreur à Vancouver à la fin des années 90 et qui a été abattu une nuit dans une disco. Deepa Mehta s'en défend vigoureusement, en plaidant que son Jeet est un amalgame de dizaines de trafiquants de drogue et de gangsters de toutes les couleurs.

Chose certaine, son Jeet est un beau ténébreux qui vit encore chez ses parents et qui n'a peur de rien sauf de sa mère. Il peut tuer de sang-froid n'importe qui, mais dès que maman lève le doigt pour le gronder, il redevient un enfant de 2 ans. Jeet est interprété par Randeep Hooda, une vedette de Bollywood qui n'est pas née au Canada, contrairement à la plupart des autres boys du gang.

Explorer la culture macho

Lors de la première du film au Festival de Toronto, Deepa Mehta s'est avancée sur scène entourée de ses nombreux acteurs, avouant que son intention était de faire un «kick ass film», un film rentre-dedans. Un mois plus tard, je lui demande ce qu'elle entendait par là. «Je voulais faire un film avec mes thèmes habituels qui sont l'identité, l'assimilation, l'appartenance, la race et la couleur, mais animé par une énergie vive et macho. Je trouvais que c'était l'occasion d'explorer la culture macho et d'essayer de comprendre ces hommes qui sont en fait des gamins, qui jouent avec des fusils comme des gamins et qui en meurent.»

Va pour l'énergie macho. Va pour la couleur qui explose en gerbes toniques et éclatantes dans les complets des Boys, sapés comme des princes pour se faire voir et être vus. Mais la vraie intention de Deepa Mehta en réalisant ce film rentre-dedans, c'était surtout de faire voler en éclats les stéréotypes sur les bons sikhs et leurs belles fêtes colorées.

Elle me le confirme plus tard alors que je lui signale que j'ai trouvé son film très, voire trop violent.

«Pourquoi trop? proteste-t-elle. Ce sont des bandits. Ils ont fait un choix violent. On n'entre pas dans un gang pour jouer au père Noël. Ceux qui en font partie sont, à la limite, des psychopathes. Ils tuent des gens et ils finissent par être tués. C'est ça, la réalité et c'est ça que j'ai choisi de montrer. Mais vous, si j'ai bien compris, vous ne voulez pas voir ça. Vous voulez que je montre de chic types qui dansent en costumes folkloriques et qui correspondent à vos préjugés. Désolée, mais ce n'est pas le film que j'ai voulu faire.»

Substance et profondeur

Petite parenthèse: j'aime bien Deepa Mehta que j'ai rencontrée à quelques reprises. J'ai d'ailleurs insisté pour faire cette entrevue. Mais je doute nourrir les préjugés qu'elle me prête. Si j'ai trouvé son film trop violent, c'est parce que la violence y est, à mes yeux, gratuite, répétitive et un brin redondante. Bref, c'est une violence désincarnée, à la limite de la caricature.

Je n'ai rien contre le fait de voir à l'écran des brutes sanguinaires qui se tirent dessus. Mais encore faut-il leur donner de la substance et de la profondeur, deux choses que la cinéaste de Beeba Boys n'accomplit pas toujours. De sorte que les meilleurs moments du film, et les plus drôles aussi, sont justement ces moments folkloriques qui nous permettent de plonger dans une culture qui n'apparaît jamais sur nos radars ni nos écrans trop blancs.

Préjugés que cela? Je ne crois pas. Mais je comprends Deepa Mehta. Voilà une femme qui, en quittant l'Inde avec son nouveau mari canadien, est devenue une minorité visible dans un pays certes accueillant, mais où les Blancs étaient dominants. Elle porte encore en elle ces stigmates, même 40 ans plus tard et même après une intégration réussie à la société canadienne.

«Ne pensez surtout pas que je me plains de ma vie au Canada, ajoute-t-elle. J'aime ce pays. Je m'y sens bien, en sécurité. C'est le pays où je vis. Il n'en demeure pas moins qu'avant que les immigrants comme moi sentent qu'ils sont canadiens à part entière, cela va prendre encore quelques générations. Sans doute que les enfants de ma fille le sentiront, mais pas moi, pas complètement, du moins.»

Le syndrome de la danse folklorique

Passionnée par les problèmes d'identité qu'elle n'a cessé d'explorer dans ses films et notamment dans sa trilogie sur l'eau, la terre et le feu, Deepa Mehta n'est pas une fervente du multiculturalisme canadien.

«Au départ, le multiculturalisme procédait de bonnes intentions, mais en cours de route, le principe a ouvert la voie à des ghettos qui divisent et isolent les communautés. C'est ce que j'appelle le syndrome de la danse folklorique. C'est comme si, une ou deux fois par année, les Canadiens nous demandaient d'enfiler nos costumes ethniques et de danser et, le reste du temps, de rester chez nous dans nos ghettos. Ce n'est pas sain.»

Beeba Boys sortira au Canada le 16 octobre, soit trois jours avant les élections. Deepa Mehta souhaite deux choses: que son film connaisse un grand succès et fasse mentir les maigres chiffres au guichet habituellement réservés aux films canadiens, mais surtout qu'il soit vu et apprécié par l'ensemble des Canadiens et non pas seulement par les membres des communautés indiennes. On lui souhaite d'être exaucée.

Deepa Mehta en quelques films

Sam and Me (1991)

Premier long métrage sur l'amitié entre un jeune immigrant indien fraîchement débarqué au Canada et le vieillard juif dont il est le préposé.

Fire (1996)

Premier volet de la trilogie Fire, Earth, Water. En 2006, Water, l'histoire d'une jeune veuve de 8 ans en Inde, s'est retrouvé finaliste pour l'Oscar du meilleur film étranger.

Bollywood, Hollywood (2002)

Comédie romantique sur les clichés de la culture indienne.

Heaven on Earth (2008)

Un titre pour le moins ironique pour un film sur la violence conjugale racontant le parcours d'une jeune femme qui quitte son Inde natale pour épouser un homme qu'elle ne connaît pas au Canada.

Midnight's Children (2012)

Adaptation pour le cinéma du roman de Salman Rushdie, ami de la cinéaste.