Le projet était celui du fils. Mais le père est décédé. Le temps a passé. Et Jeff Bridges a atteint l'âge de pouvoir incarner lui-même le personnage qu'il destinait à Lloyd. Grâce à ce passage de flambeau non prémédité, le grand Lebowski est donc devenu le Passeur de The Giver de Phillip Noyce, adaptation du roman culte de Lois Lowry que les amateurs de dystopie - genre si populaire aujourd'hui - trouveront familier. Sauf qu'il a été publié il y a 20 ans.

«Hunger Games? Divergent? Je crois que ces histoires ont été inspirées par les livres de Lois. Elles ont été adaptées en des longs métrages où il y a de l'action et du suspense. Le ton de notre film est bien différent. Il est, selon moi, plus subtil et aborde des thèmes très profonds», indiquait Jeff Bridges lors d'une conférence de presse tenue à Los Angeles en marge de la sortie de The Giver.

L'acteur, qui a aussi coiffé le chapeau de producteur pour ce projet qu'il porte en lui depuis 18 ans, était entre autres entouré du réalisateur Phillip Noyce (Rabbit-Proof Fence, Patriot Games), de plusieurs têtes d'affiche du long métrage et de la romancière Lois Lowry. Son oeuvre, remarquable, écrite à une époque où contre-utopie rimait principalement avec 1984, peut en effet être perçue comme annonciatrice de celles des Suzanne Collins, Veronica Roth, etc.: The Giver a deux décennies bien sonnées.

Le roman s'est vendu à quelque 10 millions d'exemplaires, explore un futur parallèle et suit un adolescent qui s'élève contre le système. Il s'appelle Jonas (Brenton Thwaites), il vit dans un monde où tout, du climat aux émotions en passant par la place de chacun sur l'échiquier social, est contrôlé.

En fait, dans cette Communauté qui fonctionne sur le principe de l'Identique, toutes les maisons sont sur le même modèle, toutes les familles aussi - celle de Jonas se compose de Papa (Alexander Skarsgard), Maman (Katie Holmes) et de la petite Lilly (Emma Tremblay). Et les personnes jugées «inaptes» sont «élargies» (terme élégant pour désigner un geste qui l'est beaucoup moins).

Dans cette société sans bas, donc sans hauts, où même la couleur n'existe pas (afin d'effacer toute possibilité de différence), les métiers sont assignés à chacun par la Grande Sage (Meryl Streep), lors d'une grande cérémonie. Mais alors que Fiona (Odeya Rush) et Asher (Cameron Monaghan), ses «amis» (pour autant que l'amitié puisse exister dans un monde sans sentiments), se voient attribuer une profession «normale», Jonas est nommé Dépositaire de la Mémoire.

Comprendre que le Passeur de la Communauté (Jeff Bridges) va lui transmettre, petit à petit, le passé de l'humanité, les moments de grâce comme les plus infâmes. Ces souvenirs des temps d'avant l'Identique, l'homme les a reçus plus jeune et il les utilise pour, au besoin, aider le Conseil des Sages à prendre des décisions.

Mémoire et libre arbitre

Ce sera un jour le rôle de Jonas. Qui, ainsi, découvre... tout. Le froid et la chaleur. La peur. La joie. La douleur. Les émois sexuels. Bref, le prix payé pour la vie à l'Identique. Autant de choses qu'il désirera partager. Mais n'en a pas le droit. La révolte pointera alors en lui.

«Le thème de la mémoire est très important ici et il est traité de façon à ce que l'on comprenne que les souvenirs ne sont pas qu'affaire du passé, ils modèlent notre futur», précise Jeff Bridges.

Mémoire, donc, et libre arbitre marchent main dans la main dans le roman. Et dans le film, qui se permet toutefois des détours pour rendre le récit plus cinématographique. Le personnage de la Grande Sage, par exemple, qui ne fait qu'une apparition dans le bouquin, a été étoffé.

«Quand on a Meryl Streep sous la main, on ne se contente pas d'une apparition éclair», sourit Phillip Noyce qui dit avoir été particulièrement interpellé par une des phrases énoncées par la Grande Sage: «Elle mentionne que chaque fois que les humains ont eu à faire un choix, ils ont fait le mauvais. Et ce n'est pas entièrement faux. Mais... abandonnerait-on notre libre arbitre pour cela?»

Sa réponse est sous-entendue, mais claire. Non, bien sûr. Même si, en effet, choisir, c'est courir le risque de se tromper.

Impossible, ici, de ne pas aborder la question de l'utilisation - ou pas - de la couleur dans le long métrage. Jonas et les siens vivent dans un monde en noir et blanc. Quand le garçon commence à percevoir la couleur, il ne comprend pas ce qu'il voit. Traduire cela à l'écran signifiait réaliser un film qui serait en bonne partie en noir et blanc.

Un risque que le studio hésitait à prendre. «Mais quand la première bande-annonce est sortie, tout en couleurs, et que 100 000 messages négatifs ont été mis en ligne, la résistance a rapidement disparu», poursuit le réalisateur. Le choix s'est imposé. Et c'est le bon.

Parlant de choix, Jeff Bridges a eu, lui aussi, à en faire un. Incarnerait-il le Passeur ou dirigerait-il The Giver - dont, en fait, il a réalisé une version home made, avec son père dans le rôle-titre et leurs proches devant et derrière la caméra? Un document fait dans le plaisir, pour le plaisir. C'est ce qu'il recherche aujourd'hui plus que jamais. «À 64 ans, je suis à ce «croisement des courants» où je peux choisir. D'un côté, relaxer. De l'autre, continuer dans une vie qui serait comme un devoir géant.»

Il a opté pour une combinaison des deux. Est devenu le Passeur. A passé le flambeau (fardeau?) de la réalisation à Phillip Noyce. Tout en conservant une passion - contagieuse - pour ce projet.

The Giver (Le Passeur) prend l'affiche le 15 août.

Les frais de voyage ont été payés par Les Films Séville.