Clint Eastwood est musicien et mélomane. Ce n'était qu'une question de temps avant que cet amateur de jazz qui compose les trames sonores de ses films se remette au service d'une oeuvre campée dans le milieu de la musique, comme il l'avait fait en 1988 avec Bird. C'est chose faite avec Jersey Boys.

«Vous me parlez de mon moment Hitchcock? Je sais que ça détourne l'attention, mais tout le monde y tenait et... ça fonctionnait. Alors, j'ai dit O.K.», a affirmé avec son légendaire sourire le non moins légendaire Clint Eastwood qui, à 84 ans, s'apprête à revisiter en musique ces années 60 qui ont vu aussi son ascension à lui, «après des années de rôles médiocres» qui l'ont mené à Sergio Leone et à la carrière que l'on sait.

Ce qu'il appelait son «moment Hitchcock», lors d'une conférence de presse tenue à New York, est son apparition dans... un écran de télévision, alors que les garçons qu'il met en scène dans Jersey Boys regardent Rawhide, série dont il était l'une des vedettes pendant la première moitié des années 60. À une époque où quatre jeunes Italo-Américains du New Jersey unissaient leurs talents pour former le groupe The Four Seasons: au premier plan, Frankie Valli (John Lloyd Young) et sa voix de tête reconnaissable entre mille; à ses côtés, Tommy DeVito (Vincent Piazza), Nick Massi (Michael Lomenda) et Bob Gaudio (Erich Bergen).

Leurs succès: Sherry, Walk Like a Man, Big Girls Don't Cry, December 1963 (Oh, What a Night), etc. Ils faisaient partie du spectacle musical Jersey Boys, qui suit l'ascension et le déclin de la formation. Ils sont aussi de son adaptation à l'écran, du moins en partie, puisque «le film met l'histoire au premier plan, il faut que les choses bougent, alors que le spectacle mise avant tout sur les chansons», note le coscénariste Rick Elice.

Reste que l'aspect mu- sique est ce qui a attiré Clint Eastwood vers le projet. «Je ne suis pas un fan de la musique de cette époque, car je suis de celle d'avant, admet avec un sourire celui qui avait atteint la trentaine au moment de la percée de Frankie Valli et compagnie. Mais celle des Four Seasons était, à mon sens, supérieure à ce qui se faisait alors. Ces chansons auraient pu être des classiques des années 40 et 50.» Ses années de prime jeunesse à lui, donc.

De plus, il a été pressenti pour réaliser le film à un bon moment. Son projet de remake de A Star Is Born - le film original, avec Judy Garland et James Mason, «que j'avais vu, enfant, et que j'avais beaucoup aimé. J'avais envie de raconter cette histoire avec un point de vue contemporain» - venait d'être mis sur pause. Beyoncé, qui devait en être la vedette, s'était désistée, invoquant un horaire trop chargé.

Les mots d'abord

De toute manière, deux choses, outre les chansons, l'interpellaient dans Jersey Boys.

D'abord, il mettait en scène ces jeunes Italo-Américains qu'il comprend très bien: la moitié des élèves de l'école qu'il fréquentait à Oakland faisait partie de cette communauté dont il a ainsi connu les caractéristiques de l'intérieur, grâce à ses amis. Puis, le scénario. Ce qui compte, pour lui. Toujours. «Les scénaristes sont les véritables artistes, ils créent à partir de rien et, pour moi, c'est quelque chose de mystérieux et d'extraordinaire. Nous, les réalisateurs et les acteurs, ne sommes que les interprètes de leur art.»

Parlant des acteurs, il a trouvé les siens sur la route. À l'époque, il n'avait en effet pas vu le spectacle. Mais il a fait ses devoirs. A assisté à des représentations à New York, à Las Vegas, à San Francisco. A aimé. Vu ce qu'il pouvait apporter, ajouter, changer, transformer. Et trouvé ceux qu'il dirigerait dans l'aventure. Qu'il voulait capables de jouer et d'interpréter les chansons devant sa caméra. Pas de trucage.

«Je joue un peu au golf et je dis toujours que je préfère y être chanceux que bon. C'est la même chose ici, j'ai été chanceux de trouver ces jeunes gens, de les regarder jouer dans différentes productions et de les diriger par la suite», dit-il avec une humilité et une gentillesse qui ne semblent pas feintes - si l'on se fie aux réactions des quatre comédiens et des deux scénaristes (Marshall Brickman et Rick Elice) qui l'entouraient à la conférence de presse. Il y avait du respect dans l'air. Et cette manière, pour tous, de parler de «Mr. Eastwood» plutôt que de Clint, dans ce monde hollywoodien où tout le monde est en mode prénom.

«Il n'y a pas d'ego sur ses plateaux», assure Erich Bergen qui vient du milieu du théâtre... où il y en a beaucoup, malgré l'insécurité constante et la possibilité très réelle de passer, «du jour au lendemain, des feux de la rampe au comptoir de Starbucks. Il est gentil avec tout le monde, les acteurs, les techniciens, les responsables de la nourriture.»

«Surtout avec les responsables de la nourriture! N'inverse pas les priorités», rigole le principal intéressé qui, même si sa longue silhouette se voûte sous le proverbial poids des ans, est toujours aussi magnifique. Il possède la présence des grandes stars. Celle qui ne pâlit pas. Jamais. Et qui ne se commande pas. Qui est. Point.

Jersey Boys prend l'affiche le 20 juin.

Les frais de voyage ont été payés par Warner Bros.

PHOTO FOURNIE PAR WARNER

Un groupe, quatre gars

JOHN LLOYD YOUNG EST FRANKIE VALLI

L'HOMME: né le 3 mai 1934, Frankie Valli était le chanteur des Four Seasons, reconnu pour sa voix de tête exceptionnellement puissante. Il se produit encore sur scène aujourd'hui.

L'ACTEUR: John Lloyd Young était de la distribution originelle de Jersey Boys, où il a tenu le rôle de Frankie pendant deux ans. Rôle qu'il a repris en 2012-2013, alors que Clint Eastwood assistait à différentes productions du spectacle, aux quatre coins du pays, afin de monter la distribution du film. Il a d'ailleurs profité de sa participation au Festival du film de Tribeca pour aller voir la production présentée sur Broadway.

John Lloyd Young l'a découvert quand, avant le lever du rideau, le public lui a rendu une ovation. Clint Eastwood marchait dans l'allée. Pour l'anecdote, de son propre aveu, il allait aux toilettes. Bref. «Ça a été une représentation vraiment heureuse, raconte John Lloyd Young. Je me disais que, peu importe ce qui se passerait par la suite, j'aurais eu la chance d'exécuter, devant ce géant, la chose la plus importante que comptait alors ma carrière. J'ai échangé quelques mots avec lui après le spectacle. Notre rencontre suivante a eu lieu sur son plateau de tournage.»

VINCENT PIAZZA  EST TOMMY DeVITO

L'HOMME: né le 19 juin 1928, Tommy DeVito était guitariste et choriste au sein des Four Seasons.

L'ACTEUR: Vincent Piazza est surtout connu des fans de Boardwalk Empire, où il incarne Lucky Luciano. Comme il ne suivait pas la série, ce n'est pas là que Clint Eastwood l'a découvert. C'est plutôt après avoir été soufflé par l'audition à laquelle le jeune homme s'est livré devant le directeur de casting du film. «Pendant un bon moment, pour moi, M. Eastwood a été l'homme derrière le rideau. Et puis un jour, nous devions en être à la quarantième journée de répétition des chorégraphies, huit hommes - minimum - essayaient de m'apprendre à danser quand... je l'ai vu. Il était dans le studio. Je lui ai serré la main et, deux jours plus tard, nous commencions à tourner», raconte l'acteur qui partage les origines italo-américaines de son personnage et s'est nourri, pour l'interpréter, des mots de Tommy DeVito: «Il y avait trois façons de sortir de la communauté: s'enrôler, et peut-être se faire tuer; se faire agresser, et peut-être se faire tuer; ou devenir une superstar. Pour nous, ç'a été deux des trois.» Et ils n'ont pas fait l'armée...

MICHAEL LOMENDA EST NICK MARSI

L'HOMME: né le 19 septembre 1927, Nick Marsi était chanteur basse et bassiste des Four Seasons, responsable de la plupart de leurs arrangements vocaux. Il est mort le 24 décembre 2000.

L'ACTEUR: Michael Lomenda campait Nick Marsi depuis près de deux ans dans la troupe qui a fait la première tournée nationale de Jersey Boys lorsque, pendant le deuxième entracte, alors qu'il était en sous-vêtements dans sa loge, il a appris que Clint Eastwood assistait au spectacle. Ça ne l'a pas énervé. «Dans ma tête, la distribution était choisie. Et de toute manière, qu'est-ce qu'il ferait d'un acteur canadien ayant surtout de l'expérience en télévision?» Qu'est-ce qu'il ferait? Il lui demanderait de passer une audition. Ça s'est produit. À New York. Par un jour où il pleuvait à verse. Où les taxis ignoraient les clients. «Je suis arrivé avec un énorme retard et après une course de 140$. Je n'y croyais plus.» Un mois plus tard, il avait le rôle. Rencontrait Clint Eastwood à Los Angeles. Discutait du film avec lui. «Et du fait qu'il avait tourné une partie d'Unforgiven dans la propriété de mon oncle, en Alberta.» Une boucle s'est alors bouclée.

ERICH BERGEN EST BOB GAUDIO

L'HOMME: né le 17 novembre 1942, Bob Gaudio était claviériste et choriste au sein des Four Seasons. Avec l'aide du producteur Bob Crewe aux paroles, il a composé la plupart des grands succès du groupe.

L'ACTEUR: Erich Bergen a incarné Bob Gaudio dans la première tournée nationale de Jersey Boys, puis dans les productions de Las Vegas et de Los Angeles. Il avait environ 1200 performances dans le corps quand il a entendu parler du projet de film, alors chapeauté par un autre réalisateur. «Qui, après m'avoir fait passer une audition, a trouvé que je n'avais pas ce qu'il fallait pour le rôle. Disons que je suis heureux que cette version ne se soit pas faite», pouffe l'acteur qui, lorsque le nouveau projet s'est mis en branle, a auditionné pour l'équipe de Clint Eastwood. Un mois après, il avait le rôle. Mais il n'a serré la main du réalisateur que bien des semaines plus tard, à Los Angeles: «Nous étions tous les quatre devant le miroir à répéter la chorégraphie de Walk Like a Man... quand on l'a vu apparaître derrière nous. On ne savait plus quoi faire. On se regardait sans savoir si on devait s'arrêter, continuer, le saluer.» Ils ont fait un peu tout ça.

LES 10 BIOPICS MUSICAUX LES PLUS LUCRATIFS

1. Walk the Line (2005), de James Mangold, sur Johnny Cash et June Carter: près de 120 millions de dollars.

2. Ray (2004), de Taylor Hackford, sur Ray Charles: plus de 75 millions.

3. Coal Miner's Daughter (1980), de Michael Apted, sur Loretta Lynn: plus de 67 millions.

4. La Bamba (1987), de Luis Valdez, sur Ritchie Valens: plus de 54 millions.

5. Amadeus (1984), de Milos Forman, sur Mozart: près de 52 millions.

6. What's Love Got to Do with It (1993), de Brian Gibson, sur Tina Turner: plus de 39 millions.

7. Notorious (2009), de George Tillman Jr., sur Notorious B.I.G.: près de 37 millions.

8. Shine (1996), de Scott Hicks, sur David Helfgott: près de 36 millions.

9. Selena (1997), de Gregory Nava, sur Selena: plus de 35 millions.

10. The Doors (1991), d'Oliver Stone, sur Jim Morrison: plus de 34 millions.

Source: boxofficemojo.com

Une scène de Walk the Line.