Où habitent Les Simpson? À Springfield, bien sûr. Mais Springfield, au Vermont! Contre toute attente, ce village de 9300 habitants a battu 13 autres Springfield, dont le populeux Springfield en Illinois et le favori, Springfield en Oregon, dans un concours national organisé par les studios Fox et le quotidien USA Today pour déterminer le «vrai» lieu de résidence des Simpson. Comme grand prix, la municipalité, qui a besoin de tous les coups de pouce, accueillera aujourd'hui la première du très attendu film mettant en vedette Bart, Homer, Marge, Lisa et Maggie. Nous sommes donc allés visiter Springfield, une bourgade aux charmes très discrets (restons polis).

Sirotant une barbotine dans le stationnement du dépanneur T-Bird, l'équivalent du Kwik-E-Mart géré par Apu Nahasapeemapetilon dans Les Simpson, Laina Rumrill, 26 ans, s'emmerde. «Il n'y a rien à faire ici», se plaint la jeune femme, qui cache son visage derrière d'immenses verres fumés.

Et la projection, en primeur mondiale, du film des Simpson? Bof, soupire-t-elle, en s'allumant une cigarette.

En excluant le Festival de la Pomme en octobre, il se passe rarement des trucs excitants à Springfield, un village de 9300 habitants situé au fin fond du Vermont, à quatre heures de route de Montréal (sans compter l'attente aux douanes). On aurait donc pu croire que l'arrivée en ville de la famille Simpson aurait déclenché une frénésie et une cohue sans précédent sur la rue principale, qui s'appelle - ô surprise! - Main Street. Erreur.

Une poignée de commerces, dont le Springfield Copy Center, ont installé des affiches artisanales du style «Nous avons gagné» ou «Bienvenue à la maison, Homer» dans leurs vitrines. Et mercredi matin, une discrète bannière «Bienvenue à Springfield, résidence des Simpson» a été tendue au-dessus de la courte artère commerciale. Mais c'est tout: l'enthousiasme collectif se limite à quelques dessins rudimentaires, sans trop d'envergure. Ay, Caramba, Springfield dormirait-il au gaz d'échappement des nombreux pick-up déglingués qui sillonnent ses rues?

«C'est une très petite ville ici et les gens n'ont peut-être pas encore bien réalisé ce qui se passe. Mais nous sommes fiers d'avoir gagné», confie Molly Stevens, mère de Graham, 7 ans, et Maggie, 10 ans, qui aiment bien le dessin animé créé par Matt Groening.

«C'est un gros événement pour Springfield, enchaîne Jane Gilson, secrétaire de rédaction pour les hebdos locaux. Les gens le comprennent tranquillement.»

Selon la vice-présidente de la Chambre de commerce de Springfield, Patricia Chaffee, Fox interdit encore à la municipalité de se servir des personnages jaunes pour mousser ses attraits touristiques. «C'est une question de droits», se désole l'énergique mère de deux enfants, qui a inscrit Springfield au concours (voir encadré).

Dans les faits, Springfield au Vermont et le fictif Springfield ne partagent aucun trait commun. D'abord, le bottin téléphonique ne liste aucune famille Simpson parmi ses résidants. D'oh! Et la seule centrale nucléaire de l'état, le Vermont Yankee Nuclear Power Plant, s'élève à Vernon, à 45 minutes au sud de Springfield. Pas de traces, donc, de l'équivalent de Montgomery Burns, l'anguleux patron de Homer.

Comme cette municipalité ne compte pas assez d'habitants pour avoir un maire élu, c'est un gérant (un town manager, en bon français), Bob Forguites, qui dirige Springfield. Encore ici, aucun parallèle à tirer avec le visqueux maire Quimby, l'ami des prostituées dans Les Simpson. «Je n'aime pas être comparé à Quimby. J'ai entendu dire qu'il avait la voix de Ted Kennedy et qu'il faisait des affaires un peu croches», remarque Bob Forguites, un homme court sur pattes qui n'avait que cinq minutes à nous accorder. «Il y a tellement de choses à préparer, vous savez», précise-t-il.

Nous voici maintenant au poste de police pour rencontrer l'équivalent humain du chef Clancy Wiggum. Notre homme s'appelle Douglas Johnston, porte la moustache, ne regarde pas Les Simpson et n'a pas de fils prénommé Ralph (le sien s'appelle Randy). Bref, ce n'est pas Wiggum, un agent obèse qui avale des beignets à la chaîne.

«Et tous ceux qui vous disent que Springfield est une ville tranquille ne répondent pas au téléphone au poste de police. Nous arrêtons entre 500 et 600 personnes par année, pour des vols dans des voitures, de la violence domestique, des entrées par effraction et des histoires de drogue. Il y a même déjà eu un meurtre dans la région», précise le chef de police Johnston.

Pas de taverne chez Moe, non plus. Par contre, quelques clients flânant autour du McKinley's, le pub du village qui loge dans un demi sous-sol mal éclairé, ressemblent étrangement à Barney Gumble. En arpentant la rue principale, nous avons cependant croisé le Krusty de Springfield, un personnage à la fois étrange et inquiétant. Éternel célibataire et n'ayant jamais occupé d'emploi régulier, il s'appelle Paul Amber, a 53 ans et passe rarement incognito avec son horrible perruque violet.

Lors de notre première rencontre, il portait des sandales sport, un voile de mariée fixé sur casquette blanche et une robe lilas payée 6$ au Good Buy Store, une sorte d'Armée du Salut. Quelques heures plus tard, changement de costume: la robe a été remplacée par des jeans, qu'il remontait le plus haut possible. Quasiment sous ses seins.

«Je suis un clown. Je le fais pour attirer l'attention. Les gens me klaxonnent dans la rue», balbutie Paul «Krusty» Amber, dont les propos trahissaient un drôle état d'esprit (il a notamment insisté pour que le photographe de La Presse immortalise ses dents vertes).

Mais à Springfield, tout le monde connaît Paul. Pour les bonnes ou les mauvaises raisons. «Et ce n'est pas son costume le plus bizarre. Parfois, il se promène en shorts très courts, avec une toute petite camisole, et il traîne un sapin», raconte une serveuse de chez Penelope's, le restaurant «chic» de Springfield.

Au parc de planche à roulettes de l'école Riverside, où nous cherchions Bart Simpson, deux préados s'amusaient avec leur BMX, alors que le soleil descendait lentement dans le ciel bleu de Springfield. «Moi, j'aime bien Homer parce qu'il est gros et qu'il mange des beignes. Mais je préfère Family Guy», tranche Derrick Grilich, 13 ans, peu emballé par la possibilité d'assister à la toute première projection des Simpson. «Le film va sûrement se ramasser sur Internet», complète son ami, Dan Davis, 13 ans également.

Employée du Dunkin Donuts local, Terri Hoyt, 30 ans, raconte que son patron a spécialement commandé 16 douzaines de beignets roses comme ceux qu'engouffrent Homer dans le dessin animé. «Ça va être fou samedi (aujourd'hui), prédit-elle. Et j'ai entendu dire que des gens voulaient peindre en jaune le mur d'une ancienne usine. C'est nul, non?»

CONCOURS 101

Volontairement, le créateur des Simpson, Matt Groening, n'a jamais divulgué dans quel état américain se trouvait le Springfield de Marge et Homer Simpson (il fait même exprès pour diriger les fans sur de fausses pistes). Pour mousser la sortie de The Simpsons Movie, les studios de la 20th Century Fox ont organisé un vaste concours visant à déterminer lequel parmi tous les Springfield aux États-Unis pourrait accueillir la première mondiale du film.

Au départ, Fox avait sélectionné 13 Springfield, situés dans 13 états différents, sans toutefois considérer Springfield, au Vermont, en raison de sa petite taille. La Chambre de commerce locale a exercé des pressions et Fox a finalement autorisé la participation du village du Vermont.

Pour convaincre les internautes qu'elles incarnaient le «vrai» Springfield, chacune des municipalités a tourné une courte vidéo, en ligne sur le site Web du USA Today. Celle du Vermont reproduisait partiellement le générique d'ouverture du dessin animé et on y suivait un Homer, en chair et en os, courant après un beignet géant. Les internautes américains ont adoré: Springfield, au Vermont, a récolté 15 367 votes, contre 14 634 pour Springfield, en Illinois, et 13 894 pour Springfield, en Oregon (l'état où a grandi Matt Groening). Au total, le concours a généré 109 582 votes. Vous pouvez regardez les vidéos au www.usatoday.com/life/movies/simpsons-contest.htm

TAPIS JAUNE POUR LES SIMPSON

Gloria Prokulewicz, employée du seul cinéma de Springfield, a bien hâte d'accueillir les cinéphiles qui verront aujourd'hui la toute première escapade des Simpson sur grand écran. «Je déteste travailler quand c'est mort», souligne-t-elle, accotée derrière son comptoir à friandises.

Ce petit complexe de deux salles, au charme suranné, a été érigé au début du siècle dernier. Il héberge deux salles: une de 212 sièges et l'autre pouvant à peine accueillir 64 personnes. Fox projettera le film quatre fois. Dans la grande salle, bien sûr. Une séance - la première - sera réservée aux dignitaires et les trois autres, pour le public.

Ah oui, pour mettre la main sur un des 636 billets disponibles, les résidants de Springfield s'inscrivent, depuis le 10 juillet, à une loterie. Des fans de New York, Boston et même Los Angeles ont contacté la Chambre de commerce de Springfield pour dégoter des précieux tickets. En vain.

Matt Groening, qui a imaginé Bart, Lisa, Maggie, Homer et Marge, assistera aux festivités d'aujourd'hui, qui entraîneront la fermeture de la rue principale, mais ne dormira pas à Springfield. Par contre, les acteurs qui prêtent leurs voix aux personnages, retenus à Los Angeles, ne fouleront pas le tapis jaune. Ha-ah, dirait sûrement Nelson Muntz, sur un ton baveux.

De retour au cinéma, un des gérants, Steve Mehlenbacher, croit savoir pourquoi Fox a snobé Springfield, Vermont, dans sa sélection initiale pour le concours. «Nous ne rapportons pas beaucoup d'argent à la 20th Century Fox. C'est un tout petit cinéma ici», note-t-il.

La victoire de Springfield, qui se battait contre des Springfield dix fois plus populeux, a étonné toute la communauté. «Ç'a été une surprise totale. Et c'est une des choses les plus positives à se produire à Springfield depuis très longtemps. Ici, c'est une ville en transition, qui essaie de s'en sortir», note le reporter au quotidien Eagle Times, Dan Bustard.

Pour Patricia Chaffee, vice-présidente de la chambre de commerce locale, la première des Simpson «est l'événement le plus important à Springfield depuis que Charles Lindbergh est atterri ici», s'enthousiasme-t-elle.

Le 26 juillet 1927, le célèbre aviateur a posé son appareil près de Springfield devant 30 000 personnes. La fête des Simpson devrait rassembler entre 5000 et 10 000 fans, soit la population entière du village, estiment les autorités municipales.

Lors de notre passage, des employés taillaient les haies et appliquaient de généreuses couches de peinture brune sur les bancs du petit parc jouxtant l'entrée du cinéma. Le problème, c'est que les cicatrices urbaines de Springfield nécessiteraient beaucoup plus qu'un coup de pinceau ou de balai.

La preuve, toutes ces maisons de style Nouvelle-Angleterre à la peinture délavée, ces immeubles qui croulent sous le poids des années, ces commerces placardés et cette enfilades d'usines désaffectées, qui témoignent du glorieux passé industriel de la région, fin 19e, début 20e siècle. À l'époque, ces moulins plantés près de la Black River produisaient de tout: des landaus pour poupées, des tondeuses pour animaux, mais surtout, de la machinerie industrielle.

La notoriété internationale d'Homer et sa bande permettront-ils enfin à Springfield de crier Woohoo, après autant d'années de déprime?

Ici, on se croise les doigts.