Sarah Polley me rejoint au Café Méliès, quelques jours avant de se rendre au Festival de Cannes. L'égérie du cinéma canadien, révélée par Atom Egoyan (Exotica, The Sweet Hereafter), lançait ce mois-ci son premier long métrage, l'émouvant Away from her, aux accents bergmaniens. L'actrice était du jury qui a accordé dimanche la Palme d'or au cinéaste roumain Cristian Mungiu. Conversation sur le cinéma canadien.

Marc Cassivi: Le cinéma canadien intéresse peu les Canadiens. Certainement moins que le cinéma québécois intéresse les Québécois. Pourquoi selon vous?

Sarah Polley: Je trouve qu'il est important de mettre les choses en perspective. Le cinéma canadien n'a pas une langue spécifique lui permettant de se distinguer du cinéma américain. Notre cinéma ne se porte pas bien, mais ce pourrait être pire dans les circonstances. Nous n'avons pas de quotas pour nous protéger, nous n'avons pas de budgets de marketing comparables à ceux des Américains. Lorsqu'on observe les cinémas nationaux qui performent, à l'exception des États-Unis et de l'Inde, on constate qu'ils sont en santé parce que des mesures législatives existent pour les protéger. Nous n'en avons pas, et il n'y a pas de volonté politique pour changer les choses. Depuis que la Corée s'est dotée de politiques qui protègent son cinéma sur son territoire national, son industrie est florissante. C'est impossible pour le cinéma canadien de concurrencer une industrie qui profite de budgets de marketing de centaines de millions de dollars. Surtout sans volonté politique. Je crois que nous devrions nous féliciter dans les circonstances de faire des films fondamentalement différents de ceux des Américains. Il ne faut pas tenter de les concurrencer sur leur propre terrain.

M.C.: La situation est bien sûr différente au Québec en raison de la langue. L'industrie du cinéma québécoise est florissante en ce moment, mais il y a à peine 10 ans, ce n'était pas du tout le cas. On pouvait à l'époque comparer les industries canadiennes et québécoises.

S.P.: Vraiment? Je ne le crois pas. Il y avait Arcand, Lauzon.

M.C.: Bien sûr. Comme il y avait Cronenberg et Egoyan au Canada anglais. Mais le public s'intéressait peu aux films québécois en général.

S.P.: Je ne savais pas ça. Qu'est-ce qui a changé?

M.C.: Ç'a changé soudainement, il y a six ou sept ans, pour différentes raisons. De jeunes réalisateurs ont fait leurs marques, de bons films ont pris l'affiche. Les préjugés sur le cinéma québécois sont devenus moins tenaces. Comme au Canada anglais, les gens avaient l'impression que le cinéma québécois était ennuyeux, gris et froid. Mais l'industrie s'est dynamisée. Je suis aussi contre le fait de concurrencer les Américains sur leur propre terrain, mais le fait de promouvoir davantage le cinéma québécois n'a certainement pas nui à son regain de popularité. On ne construit pas une cinématographie nationale avec des blockbusters, mais il y a un certain équilibre au Québec entre les films populaires et les films d'auteurs. Même si c'est un équilibre qui reste fragile.

S.P.: Ce que je me demande, c'est à quoi devrait servir l'argent public? Je ne crois pas qu'il devrait servir à faire des profits. L'argent public devrait servir à construire et protéger une culture. Je deviens perplexe lorsque je vois des films qui pourraient être financés par de l'argent privé l'être par de l'argent public. L'argent public devrait servir à faire des films fondamentalement différents.

M.C.: Il y a deux façons de voir un film: comme une oeuvre d'art ou un divertissement. Parfois, c'est les deux à la fois. Bon Cop, Bad Cop n'est pas une oeuvre d'art et c'est pourquoi j'ai trouvé ridicule qu'il remporte le Génie du meilleur film canadien de l'année.

S.P.: Je ne l'ai pas vu. Mais je suis curieuse de savoir si vous trouvez qu'il y a davantage de bons films québécois qui trouvent maintenant leur public ou si c'est seulement les blockbusters qui en profitent?

M.C.: De très bons films profitent aussi de l'engouement. La Neuvaine de Bernard Émond a rejoint un public qu'il n'aurait certainement pas rejoint il y a dix ans. Au Québec, c'est Congorama qui a remporté le Jutra du meilleur film, pas Bon Cop, Bad Cop.

S.P.: J'ai adoré Congorama. Philippe Falardeau est excellent.

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M.C.: Une chose qui différencie le Québec et le Canada, c'est le star système. Il n'y en a pas au Canada.

S.P.: On ne peut pas avoir de star système avec des acteurs que personne ne connaît. Au Québec, si je comprends bien, le star système repose sur des acteurs qu'on voit à la télévision. Ce n'est pas le cas au Canada, où les réseaux de télévision ne soutiennent pas réellement le cinéma.

M.C.: J'ai l'impression que les Canadiens ne sont pas aussi conscients que les Québécois de l'importance de protéger leur culture, notamment de l'hégémonie américaine. Nous savons au Québec que si nous ne la protégeons pas, notre culture va disparaître.

S.P.: C'est un avantage énorme lorsque des gens prennent leur culture au sérieux et la protègent agressivement. Je ne sens pas cette même volonté politique au Canada anglais alors que nous en aurions bien besoin, tellement nous sommes facilement amalgamés aux Américains.

M.C.: Qu'attendent les Canadiens? Je ne comprends pas comment on ne puisse pas régir à une telle menace d'assimilation. Je pense à l'exil des artistes vers les États-Unis: est-ce que le Canada fait des efforts pour les retenir?

S.P.: Pas du tout. Ni au niveau provincial ni au fédéral. Il y a un tel laxisme vis-à-vis de la culture. C'est aberrant. Il y a une indifférence absolue à la culture dans les ministères, à Toronto comme à Ottawa. C'est terrifiant. Au Canada anglais, les gens ne s'attendent pas à ce que la culture fasse partie intégrante de leur vie comme c'est le cas au Québec. Il y a pourtant des artistes fabuleux au Canada anglais. Mais nous ne croyons pas en eux. Et nous n'avons pas assez de couilles pour oser les soutenir.

M.C.: Pas comme au Québec.

S.P.: Pour être bien franche avec vous, je crois qu'il se fait autant de bons films en Ontario qu'au Québec. Mais la langue qui vous distingue fait en sorte qu'il est impossible de comparer les deux situations. Nous aurions évidemment bien des choses à apprendre de votre industrie. Le Québec a la Sodec. Nous n'avons pas vraiment l'équivalent en Ontario pour financer nos films. C'est une différence majeure. Il s'agit de deux nations, non?

M.C.: Je suis bien d'accord.

S.P.: Nous avons des problèmes fondamentalement différents des vôtres et d'une certaine manière, ils ne sont pas comparables. On aimerait dire qu'on est tous du même pays et qu'il n'est pas normal qu'une partie du pays ait plus de succès qu'une autre. Mais il s'agit de deux cultures, de deux nations. On ne compare pas des pommes et des oranges. Le Canada anglais n'accepte pas encore cet état de fait et c'est à mon avis ce qui l'empêche de progresser de bien des manières. Ça ferait pourtant le plus grand bien au Canada anglais d'admettre la différence culturelle fondamentale du Québec.

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M.C.: J'ai aussi discuté de culture canadienne avec Colm Feore et son point de vue recoupait parfois le vôtre. Il m'a dit quelque chose d'intéressant à propos du succès, qui reste une chose suspecte au Canada anglais. Qu'en pensez-vous?

S.P.: Je trouve ça charmant! J'aime mieux que ce soit comme ça que le contraire. Je crois que nous avons un cynisme sain à propos du succès et plus spécifiquement à propos de l'ambition. C'est une des choses que j'aime le plus de la culture canadienne. On s'en plaint parfois lorsque ça ne fait pas notre affaire, mais la vérité, c'est que lorsqu'on observe nos voisins du Sud, on trouve que l'alternative n'est pas très jolie. Nous sommes modestes au Canada pas tant par authenticité qu'en réaction à ce qui se passe aux États-Unis. Je préfèrerais que cette attitude soit doublée d'une conscience et d'un respect plus profond pour notre culture, mais je salue le fait que les Canadiens soient suspicieux de l'ambition. Parce qu'il y a de quoi se méfier!