En 1999, avant son Oscar et sa Palme d'or, Michael Moore rêvait de tourner un documentaire sur la rapacité de l'assurance santé américaine. Huit ans plus tard, c'est chose faite avec Sicko, un pamphlet virulent et dévastateur qui ne donne pas envie d'être malade aux États-Unis. Son auteur nous avait donné rendez-vous à London, en Ontario. Rencontre avec un méchant malade.

La poignée de main n'est ni virile ni vigoureuse. Elle est douce et amicale comme l'est la voix de Michael Moore. Nous sommes au Mansonville Mall à London Ontario, autant dire au milieu de nulle part, à quelques heures de la première nord-américaine de Sicko, le nouveau documentaire de Michael Moore.

En attendant que le tapis rouge du cinéma SilverCity ne soit déroulé, Michael Moore rencontre la presse de Toronto, de Montréal et même de Calgary. Il s'amène d'un air nonchalant avec ses bermudas beiges, sa casquette vissée sur la tête et cet énorme corps flasque de gros nounours nourri aux beignes et aux rondelles d'oignons. Dès qu'il s'adresse à un journaliste qui n'est pas du coin et qui a dû prendre un avion pour venir le rencontrer, Michael Moore fait une chose étonnante: il se confond en excuses puis il remercie une fois, deux fois et parfois même trois fois son interlocuteur d'avoir pris le temps de venir le rencontrer. Cette humilité pétrie de sincérité est d'autant plus déstabilisante qu'elle jure avec l'image caustique et cassante du plus célèbre trouble-fête américain.

J'apprendrais plus tard (notamment grâce au film Manufacturing Dissent à l'affiche du cinéma du Parc) que cette humilité de la part d'une vedette aussi connue qu'adulée est tout bonnement une stratégie de communication sinon une façon de mettre les journalistes dans sa poche et d'endormir leur sens critique.

De la part d'un homme pour qui la liberté d'expression et la liberté de critiquer sont primordiales, c'est un brin paradoxal. Mais avec Michael Moore, on n'en est pas à un paradoxe près.

Je dispose d'un peu moins de 15 minutes pour lui poser mille et une questions sur Sicko, sans doute le moins flamboyant de ses documentaires mais le plus touchant aussi; une oeuvre qui, comme Bowling for Columbine et Fahrenheit 9/11, tourne les coins ronds, prend des raccourcis factuels, use de mauvaise foi et de malhonnêteté intellectuelle mais finit toujours par mettre à jour de troublantes vérités. Et la grande vérité de Sicko, c'est que le système de santé américain est proprement barbare.

«Barbare est le bon mot, rétorque Moore. Dans mille ans, quand des anthropologues vont déterrer les ruines de notre civilisation, ils vont effectivement nous trouver barbare. Et le pire ce n'est pas qu'aujourd'hui en 2007, le pays soi-disant le plus évolué de la planète n'ait pas de régime de santé universel. Le pire c'est que ce pays, mon pays, ne veuille même pas d'assurance santé pour ses enfants. Comment peut-on faire ça à ses propres enfants? C'est aberrant et inhumain!»

Alors qu'il commençait la recherche pour Sicko, Moore a eu la bonne idée de lancer un appel sur son site demandant aux gens de lui faire parvenir leurs histoires d'horreur en santé. Au bout d'une heure, il en avait déjà plusieurs centaines et au bout d'une semaine, 25 000. D'entrée de jeu, il a décidé de ne pas braquer sa caméra sur les 50 millions d'Américains qui n'ont aucune forme d'assurance et de protection, mais sur tous les autres: ceux qui paient depuis des années et souvent à prix fort des régimes d'assurances qui dès qu'ils tombent malade... les laissent tomber.

Moore s'en prend nommément à plusieurs compagnies d'assurances connues mais ce qu'il dénonce avant tout, c'est la rapacité du système capitaliste américain et sa valeur cardinale: le profit. La charge est tellement forte que par moments Sicko apparaît comme un film violemment anti-américain. La remarque fait tiquer Moore qui ne se voit pas, mais alors pas du tout, comme un ennemi des États-Unis.

«Mon film n'est pas anti-américain. Au contraire. C'est un film foncièrement patriotique dans la mesure où je m'adresse à mes compatriotes américains pour leur dire ce qui ne va pas dans notre pays et ce qui doit être corrigé et changé. À mes yeux, la plus haute forme de patriotisme c'est de poser des questions difficiles. C'est aussi de révéler le côté plus sombre des États-Unis au lieu de le cacher en faisant semblant que tout va bien.»

Va pour le souci de transparence. L'ennui, c'est qu'en même temps que Moore dénonce la barbarie de son pays, il décrit son voisin canadien comme un champion de la santé en omettant systématiquement d'évoquer le déclin inquiétant d'un système qui craque de partout. Aussi dans les scènes tournées à London Ontario, qui est non seulement une petite ville mais un centre important en recherche médicale, tout baigne du côté des cliniques comme des hôpitaux où le temps d'attente n'est soi-disant jamais plus de 45 minutes.

Je fais remarquer à Moore que sa vision du système de santé canadien est idyllique et biaisée. Il connaît le refrain.

«Je sais que votre système a des failles, répond-il mais ça, c'est à vous de les arranger. Ce qui compte c'est que vous avez un système de santé généreux et universel que vous n'échangeriez pour rien au monde avec le nôtre. Le seul vrai reproche qu'on pourrait faire aux Canadiens, c'est la discrimination qu'ils font subir aux Québécois en n'accordant pas à leur système de santé autant d'argent qu'à celui des autres provinces.»

Le modèle canadien n'est pas le seul à être célébré dans Sicko. Moore en fait autant pour le système de santé britannique, le National Health System. Il se garde toutefois de révéler que Tony Blair a ouvert la voie à la privatisation de certains hôpitaux depuis peu. Et puis, lorsque Moore débarque en France, il abandonne carrément tout sens critique et passe un long moment à vanter non seulement les mérites du système de santé mais la force de la démocratie française et la beauté de sa solidarité sociale. Nulle part dans Sicko est-il mentionné qu'en août 2003, à l'issue d'une terrible canicule, 15 000 Français (surtout des vieux) sont morts, abandonnés par leur famille et leurs enfants partis en toute solidarité... en vacances.

«La raison pour laquelle je ne suis pas revenu sur cette affaire, plaide Moore, c'est parce que les médias américains en ont parlé mur à mur pendant un mois tellement ça leur faisait plaisir de prendre les Français en défaut. La canicule de 2003 a été le Katrina des Français. Sauf qu'au lendemain de cette tragédie, les Français ont décidé d'agir en votant une taxe spéciale pour équiper tous les foyers pour vieux de climatiseurs. Nous, depuis Katrina, qu'avons-nous fait pour qu'une telle catastrophe ne se reproduise pas? Qu'avons-nous changé? Rien du tout.»

J'ai envie de demander à Michael Moore s'il pense qu'avec toutes les questions qu'il soulève dans Sicko, le film va provoquer une profonde remise en cause des soins de santé aux États-Unis et tout changer. Mais le temps file et puis je connais la réponse. Les films de Michael Moore font beaucoup de bruit et posent les bonnes questions, mais pour le changement mieux vaut aller en France.