Roger Frappier me donne rendez-vous chez Soup Soupe, avenue Duluth. Le 26 juin, le célèbre producteur sera intronisé au Temple de la renommée de la télévision et du cinéma canadien.

En plus de produire Dédé à travers les brumes de Jean-Philippe Duval, le producteur de Borderline et de dizaines de succès du cinéma québécois (Le déclin de l'empire américain, Jésus de Montréal, Un zoo la nuit) a témoigné il y a 10 jours devant le comité sénatorial qui examine le projet de loi C-10. Un projet de loi conservateur qui menace de remettre la censure cinématographique au goût du jour.

Marc Cassivi: Prenant prétexte de ton témoignage à Ottawa sur le projet de loi C-10, je me suis dit qu'on pourrait vider la question...

Roger Frappier: J'ai pensé à ça à Ottawa, quand j'étais devant le comité: j'ai étudié le cinéma à Londres, en 1968. Ça fait 40 ans que je suis dans le cinéma et c'est la première fois que je vois un gouvernement fédéral n'avoir aucune volonté culturelle. Le gouvernement conservateur s'en fiche éperdument. C'est quand même incroyable que ce projet de loi soit le seul geste qu'il fasse par rapport au cinéma. On a demandé, lorsqu'il y a eu la crise du financement, une parité avec Québec, qui a mis 10 millions. Le premier ministre Charest a fait des représentations en ce sens en Ottawa. Fin de non-recevoir. Et tout d'un coup, dans un projet de loi de 560 pages sur la fiscalité, il y a trois pages cachées qui ont un impact énorme sur le cinéma. Les conservateurs font la même chose avec le projet de loi C-184 en tentant d'une certaine manière de donner des droits au foetus.

M.C.: Ça procède du même esprit. Ils tentent de faire indirectement ce qu'ils ne peuvent faire directement. Ce n'est pas de la paranoïa de penser que le gouvernement conservateur tente d'en passer une petite vite au milieu du cinéma...

R.F.: Pas du tout. S'il s'était agit d'une mesure positive pour le cinéma, la ministre en aurait parlé en Chambre, même si c'était dans le cadre d'une loi fiscale. Elle aurait fait valoir qu'étant donné certains abus, c'est une mesure nécessaire. Il n'y a pas d'abus. Il y a déjà des directives qui empêchent d'obtenir des crédits d'impôt pour des films pornographiques. Le Code criminel existe. Où est le problème? Quels films nécessitent qu'un comité examine, deux ans plus tard, s'il est contraire ou pas à l'ordre public?

M.C.: Toutes ces mesures existent déjà dans les lois et règlements. La ministre elle-même s'est énormément discréditée en tentant de défendre le projet de loi avec des arguments qui ne tiennent pas la route. Penses-tu qu'avec le tollé qu'ils ont soulevé, les conservateurs vont être obligés de reculer?

R.F.: Les libéraux sont majoritaires au Sénat. Ils ne peuvent pas aller de l'avant avec ça. De quoi aurait-on l'air à la face du monde? Il y a 50 ans, les gens s'embrassaient à peine, se touchaient à peine au cinéma. Il a fallu que les cinéastes repoussent les limites année après année pour arriver à une vision cinématographique qui est différente aujourd'hui. On compte sur les artistes pour ça. On a parlé de Borderline dans le débat du projet de loi. Est-ce qu'avec C-10, on aurait pu m'empêcher de montrer à l'écran ce qui a été écrit dans deux romans qui ont aussi reçu une subvention du gouvernement fédéral? C'est absurde.

M.C.: Les conservateurs n'ont pas l'air de s'excuser du tout de ce projet de loi. Je n'ai entendu personne dire: «On a peut-être fait fausse route. On est peut-être allé trop loin.» Josée Verner se contente de répéter les mêmes choses depuis le début. Elle dit qu'il y a un trou dans la loi, mais elle n'est pas capable de trouver le trou... Je ne suis pas spécialiste de droit fiscal, mais je suis juriste de formation, et je ne vois pas de trou. Il n'y a d'ailleurs personne au ministère qui a pu m'identifier clairement où était ce fameux trou.

R.F.: C'est vraiment, je crois, un projet de loi qui existe pour faire plaisir à une certaine couche de l'électorat conservateur.

M.C.: La morale de l'histoire, c'est qu'il faut être aux aguets. Surtout avec des projets de loi que personne ne lit.

R.F.: J'ai vu la loi. Il faut être de bonne humeur pour se taper un projet de loi de 560 pages sur la fiscalité! Mme Verner a demandé qu'on laisse la loi être adoptée, en proposant un moratoire d'un an sur les dispositions touchant au cinéma, le temps qu'on émette nous-mêmes des balises. C'est le bout du bout! Non seulement ils ne nous donnent rien, mais ils nous demandent à nous, de l'industrie, de déterminer les critères pour nous censurer! C'est la seule chose que ce gouvernement nous propose.

M.C.: On s'est rencontrés il y a deux ans alors que tu t'apprêtais à faire des représentations auprès de Bev Oda afin d'obtenir plus de financement pour le cinéma québécois. Tu sonnais l'alarme à l'époque, mais il me semble que tu étais prêt à laisser la chance au coureur. Deux ans plus tard, tu constates qu'il n'y a pas grand-chose à faire avec les conservateurs?

R.F.: Un mur. Je ne retournerai pas à Ottawa discuter avec eux. Ça fait deux ans qu'on le fait. L'ensemble de l'industrie y est allé: des producteurs, des réalisateurs, des scénaristes, des distributeurs. On parle de la fermeture de l'usine de GM à Oshawa. Mille emplois. Le cinéma à Montréal, c'est 4000 emplois. Ce n'est pas rien. L'investissement, comparativement à une autre industrie, est tellement moindre. Mais jamais on ne pense en ces termes-là. Il n'y a pas de tournages à Montréal. Les studios sont vides. C'est pourtant une industrie qui a le double avantage d'être culturelle - pas tout le temps, mais souvent - et économiquement très rentable. Je ne dirais pas la même chose s'il n'y avait que des navets au Québec et au Canada, mais il y a véritablement du talent. Il y a des cinéastes qui, dans la continuité, peuvent devenir de grands cinéastes au niveau international, comme Denys Arcand, Atom Egoyan et David Cronenberg. Peut-être que les conservateurs n'aiment pas le cinéma canadien? Peut-être qu'ils n'aiment que le cinéma américain?

M.C.: Ou peut-être sont-ils convaincus de ce préjugé voulant que l'argent public fasse vivre le milieu du cinéma comme de l'assistant social, alors que c'est une industrie qui crée beaucoup d'emploi. Il y a une impasse en ce moment dans le financement...

R.F.: Il y a une impasse parce qu'il y a plus de maisons de production, il y a plus de cinéastes, il y a une nouvelle génération, mais il n'y a pas, à l'exception des 10 millions que le gouvernement du Québec a ajouté, de fonds à la hauteur des besoins. Au fédéral, je ne sais plus quoi faire. On a rencontré Michael Fortier, on a rencontré Bev Oda, on a rencontré Mme Verner, on a rencontré les fonctionnaires du Ministère...

M.C.: Josée Verner n'a pas davantage une oreille pour vos demandes que Bev Oda parce qu'elle est du Québec?

R.F.: Elle écoute, mais elle ne dit rien. On l'a rencontrée, et elle nous a dit merci à la fin de la rencontre. Il n'y a pas d'échange. On n'arrive pas à lui faire comprendre tout ce qu'on pourrait faire avec un minimum d'investissement, notamment en coproduction. Le problème, c'est qu'il n'y a pas de volonté politique de la part de ce gouvernement.