C'est bien connu, les cinéphiles sont divisés en deux parties bien distinctes. D'un côté se trouvent les admirateurs du cinéma d'Éric Rohmer, de fidèles disciples qui, bon an mal an, dégustent avec un plaisir non dissimulé chacun des nouveaux plats que leur mijote le chef.

De l'autre, il y a ceux qui développent instantanément une crise d'urticaire aiguë à la simple évocation de titres de films qu'ils considèrent littéraires, bavards, joués sur un ton faussement précieux, et conçus par un cinéaste qui, estiment-ils, n'a plus d'emprise sur le monde contemporain.

Certains films du maître parviennent parfois à réconcilier les deux camps:
Ma nuit chez Maud par exemple. Ou Les Nuits de la pleine lune pour prendre un exemple vieux de 20 ans à peine...

Mais peu importe qu'il se lance dans une étude à caractère politique (L'Arbre, le maire et la médiathèque) ou dans le film d'espionnage (Triple Agent, son nouveau film, est présenté au Festival des films du monde lundi), Éric Rohmer, aujourd'hui âgé de 84 ans, sait très bien qu'il peut toujours compter sur le même noyau de spectateurs irréductibles.

«Et ça me satisfait amplement», dira le vénéré cinéaste au cours d'une interview accordée à La Presse il y a quelques mois dans un bureau situé sur les Champs-Élysées.

Cette rencontre, d'ailleurs, fut assez surprenante. Dans la mesure où l'homme, toujours très vert, ne correspond pas tout à fait à l'image austère que lui vaut sa réputation. Peu médiatisé (on le voit mal aller faire la promotion d'un nouveau film sur les plateaux de télé; à quand Rohmer à Tout le monde en parle!), l'intellectuel se révèle fébrile en entrevue et lance ses répliques avec un débit très rapide qui le force à hachurer parfois ses phrases. Un peu comme si mille idées se bousculaient dans son esprit ou que son intellect fonctionnait à un rythme si trépidant que la parole avait parfois du mal à suivre. Lui dont l'écriture est si précise semble constamment jongler avec les mots, histoire de livrer le plus fidèlement possible sa pensée, tout en se gardant bien de construire de savantes analyses.

«Aussi bien en France qu'ailleurs, explique-t-il, j'ai la chance d'avoir un
public- restreint j'en conviens- très fidèle, et ce, depuis pratiquement le tout début. Je crois que les spectateurs se sont très vite retrouvés dans le système que j'ai développé, qui assure à la fois une unité de ton à mes films mais aussi de la variété.»

Rohmer fait ici allusion aux fameuses séries qu'il a conçues: les «Contes moraux» d'abord; les «Comédies et proverbes» ensuite; les «Contes des quatre saisons» enfin.

Régulièrement, l'ancien professeur de lettres propose aussi des films qui ne s'insèrent pas nécessairement dans ce genre de démarche, au gré de ses envies et d'une inspiration qui semble inépuisable.

En un peu plus de 40 ans, Éric Rohmer a réalisé - avec une remarquable
constance - près d'une cinquantaine de films. Même s'il tourne beaucoup («On ne peut pas se retirer d'un tel métier», dit-il), il avoue que, contrairement à ce que ses fidèles pourraient croire, l'inspiration ne lui vient pas facilement.

«L'écriture est une étape difficile, reconnaît-il. Je crois même que les vraies bonnes idées surgissent à l'époque où un individu est encore jeune. Je vous dirais que la plupart des idées de mes films me sont venues alors que j'avais 20 ou 30 ans. J'ai pensé à La Femme de l'aviateur, que j'ai tourné en 1980, en 1945!»

Éric Rohmer affirme ainsi que la plupart de ses ébauches ont mûri en lui pendant de très nombreuses années. «Pour Triple Agent, par contre, ce fut différent», concède-t-il.

Pas un James Bond!

Quand il fut annoncé qu'Éric Rohmer se lançait dans le tournage d'un film d'espionnage, les observateurs ont bien évidemment retenu leur souffle, se demandant quel mouche avait bien pu piquer le cinéaste pour que ce dernier consente à effectuer un virage aussi inédit. Mais que les fidèles se rassurent. Triple Agent a beau s'attarder à l'histoire d'un espion russe - qui, en 1936, est impliqué dans une histoire nébuleuse alors qu'il vit en exil à Paris en compagnie de sa femme d'origine grecque -, il reste que, même si le film n'est pas un Rohmer typique, le spectateur se trouvera quand même ici en pays de connaissance.

«Je n'ai d'ailleurs pas eu le sentiment de faire quelque chose d'inhabituel, explique le réalisateur de L'Ami de mon amie. Il y a des choses que je ne peux quand même pas faire. Je ne peux pas faire James Bond!»

Inspiré par un article qu'il a lu dans le magazine Historia, Rohmer a aussi vu dans cette histoire l'occasion de revisiter une époque qu'il a lui-même vécue. «J'avais alors 17 ans. Je garde encore aujourd'hui un souvenir très vif de toute cette période.»

Aussi a-t-il tenu à ce que cette évocation (on ne parle pas ici de reconstitution, même si des actualités en noir et blanc viennent mettre les choses en contexte) soit juste, surtout sur le plan des attitudes et de la langue.

«Cela me fait toujours un peu bizarre quand j'entends des acteurs parler avec une langue moderne dans un film d'époque. Je ne voulais pas ce décalage. D'ailleurs, Triple Agent est probablement le film le plus dialogué que j'aurai jamais tourné!» dit fièrement le cinéaste qui, du coin de l'oeil, sait très bien que cette déclaration risque de faire fuir à toutes jambes ceux qui ne font pas partie du clan des fidèles...

Le défi de livrer autant de dialogues était encore plus redoutable pour les acteurs, fait-il valoir. Aussi a-t-il fait appel à Serge Renko, un acteur de théâtre français d'origine ukrainienne qui avait déjà fait des apparitions dans son cinéma, et Katerina Didaskalou, dont il s'agit du tout premier rôle dans la langue de Molière.

Quand on lui fait remarquer que les acteurs avec qui il travaille sont souvent ensuite affublés du vocable «rohmérien», le principal intéressé avoue avoir du mal à en saisir le sens. «Je crois même que cela nuit à certains de ces acteurs, dit le cinéaste. Je sais que cet adjectif est plus associé aux actrices que j'ai fait tourner et là, je comprends alors encore plus mal. Tous les rôles féminins sont en effet très différents les uns des autres dans mes films.»

Aussi Rohmer choisit-il souvent des inconnues. Et s'il ne veut pas trop commenter les raisons qui le poussent à faire appel à des actrices qui n'ont pas d'image prédéfinie auprès du public («C'est un processus très compliqué», précise-t-il), le réalisateur de Pauline à la plage risque quand même une explication.

«Ce sont évidemment des considérations générales qui n'ont à voir qu'avec moi-même, mais je vous dirai quand même que le cinéma, en général, fait une plus grande consommation des femmes. Il y a habituellement beaucoup plus de rôles féminins que masculins dans mes films», dira-t-il sans plus développer.

La Nouvelle Vague

Bien qu'il ne se rende presque plus jamais voir de films en salle («J'ai des difficultés physiques qui rendent cet exercice un peu fastidieux»), Éric Rohmer se tient quand même au fait de l'actualité en regardant des films sur DVD. Cela dit, il ne se permettrait pas de porter un jugement sur l'état actuel du cinéma, considérant avoir trop peu vu de productions contemporaines.

Quand on lui rapporte les récriminations d'une certaine partie d'une nouvelle génération de cinéastes français qui, bien que reconnaissant l'apport de la Nouvelle Vague, estiment que l'influence du mouvement, plus de 40 ans plus tard, est encore beaucoup trop lourde dans l'imaginaire collectif, l'ancien rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma a tendance à donner raison aux jeunes loups.

«Bien sûr, la Nouvelle Vague a apporté sa petite révolution, dit-il. Au même titre, je dirais, que le néoréalisme en Italie. Cela dit, chaque époque à sa valeur. Et si certains jeunes cinéastes sentent maintenant le besoin de s'éloigner de la Nouvelle Vague, je dis tant mieux!»