À la fin du mois, Xavier Dolan aura bouclé le tournage de son troisième film, Laurence Anyways. Cette ambitieuse coproduction franco-québécoise, dotée d'un budget de quelque 8 millions de dollars, raconte sur une douzaine d'années les amours tumultueuses de Fred Bellair (Suzanne Clément), assistante à la réalisation, et de Laurence Alia (Melvil Poupaud), enseignant et poète, qui décide de changer de sexe.

Une histoire d'amour atypique entre une femme et un homme qui se sent femme, que le jeune cinéaste de J'ai tué ma mère et des Amours imaginaires a imaginée il y a cinq ans déjà. Xavier Dolan, habitué de porter de multiples casquettes, en est le maître d'oeuvre à plus d'un titre: en plus du scénario et de la réalisation, il signe seul le montage. Mais pour la première fois, l'acteur de 22 ans ne sera pas de la distribution de l'un de ses films.

Un premier bloc de tournage de Laurence Anyways, qui met aussi en vedette Sophie Faucher et Nathalie Baye, a eu lieu l'hiver dernier, entre autres à l'Isle-aux-Coudres. Chronologie de notre visite de dimanche dernier sur le plateau de ce film fort attendu.

9h15 Dans le salon d'une maison cossue d'Outremont, où les boiseries d'origine se marient à des chandeliers excentriques, Xavier Dolan donne ses indications aux acteurs. On s'apprête à tourner une scène de dîner bourgeois, dans le registre théâtral du snobisme, comme en témoignent les costumes extravagants des comédiens. Le cinéaste insiste auprès d'eux pour que leur jeu ne soit pas trop appuyé. «Je ne veux pas d'accent international, sauf pour Sophie (Faucher). Je cherche un accent snob, mais québécois. On est dans la caricature, mais on joue un ton en dessous, plus intime.»

9h40 L'équipe se dirige vers la salle à manger. Fraîchement rasé, une tuque sur la tête, des tatouages apparents sous son t-shirt noir, Dolan, jeune homme frêle à l'énergie débordante, s'est entouré de gens qu'il aime et qui l'aiment: Anne Dorval, Suzanne Clément, Éric Bruneau... Il est extrêmement précis et directif -un acteur sachant ce qu'il veut d'un acteur-, mais aussi à l'écoute. Lorsque Anne Dorval lui suggère une expression plutôt qu'une autre, il acquiesce. «Citron qu'on est peu de choses? Non. Bateau qu'on est peu de choses!» Le cinéaste a eu la main partout, jusque dans le choix des costumes, confectionnés par François Barbeau. Anne Dorval, qui a un petit rôle, a besoin d'un bracelet pour accompagner sa robe. C'est Dolan qui le choisit lui-même dans la boîte de l'accessoiriste.

10h30 Autour d'une table opulente, on tourne cette scène qui se moque des snobs. Il y aura de l'humour dans ce film. Pas seulement du drame. En caméra subjective, du point de vue de Fred (Suzanne Clément), on filme en plan large. «Viens voir la Panaflex (une caméra Panavision). Tu ne risques plus d'en voir souvent à Montréal», me dit Yves Bélanger, directeur de la photographie. «Xavier tenait à tourner en 35 mm, m'explique la productrice Lyne Lafontaine, en souriant. Évidemment, ça entraîne des coûts de production plus importants.»

11h15 Il fait souvent le bouffon, détend l'atmosphère, mais, tout au long de la journée, le réalisateur se mord les doigts. Pas seulement les ongles, mais les jointures. Entre deux ajustements de cadre, avec Yves Bélanger et Suzanne Clément, il s'emballe en me parlant de Drive, de Nicolas Winding Refn. «Je l'ai vu avec lui, dit Yves. Il n'a pas arrêté de gueuler!» «Le papier peint sur tous les murs, j'ai trouvé que c'était trop, dit Xavier. Ça faisait gai.» Suzanne Clément, en mode préparation, écoute de la musique, très fort, sur son iPod. Postée derrière Xavier Dolan, tout près, elle lui prend la jambe, puis la main pendant qu'il dirige les autres comédiens, au son de la Symphonie no 1 de Mahler.

12h20 Place aux gros plans, acteur après acteur, de la scène qui vient d'être tournée. Les mêmes répliques, répétées en boucle, avec une attention particulière du réalisateur pour chaque comédien, à qui il conseille de lever un sourcil ou de rire avec plus d'emphase. Un exercice fastidieux, dans la répétition constante, qui commande une patience d'acier. «Commences-tu à comprendre comment ça marche, le cinéma?» me lance Suzanne Clément, l'oeil rieur.

13h15 Les acteurs sont en pause. Anne Dorval me parle de cette troisième expérience de tournage avec «son» Xavier. Elle me raconte comment le jeune cinéaste a pris de l'assurance, comment il se laissait parfois trop materner sur le plateau de J'ai tué ma mère. «Il a trouvé sa voix et il n'a plus peur de la faire entendre», me dit-elle. «Je me dirige tranquillement vers la dictature!» dit Dolan, qui surprend notre conversation et m'invite à observer le tournage du prochain plan.

13h45 Yves Bélanger est derrière la caméra, à l'endroit où était placée la table, pour un travelling de 360 degrés. Le directeur photo est heureux de l'effet. Mais la pause du midi approche. Même si l'équipe est volontaire, il ne faut pas exagérer. «Je crois être un réalisateur assez conciliant avec les producteurs, me dit Dolan. Je ne fais pas faire des heures supplémentaires à tout le monde pour une scène qui n'est pas à mon goût.» En 15 minutes, la scène est tournée.

14h Je dîne, dans le sous-sol d'un presbytère d'Outremont, avec la productrice Lyse Lafontaine et la productrice déléguée Carole Mondello, qui a été de tous les films de Xavier Dolan. «Il n'y avait que trois techniciens sur J'ai tué ma mère. Et la moitié des jours de tournage sur Les amours imaginaires. C'est beaucoup plus lourd comme tournage. On ne peut plus juste s'arranger entre amis, comme Xavier en avait l'habitude. Il y a plusieurs personnages, 55 jours de tournage. C'est autre chose.»

15h30 On reprend les gros plans. On sent plus de fatigue sur le plateau. Dolan est très exigeant avec Suzanne Clément. Il cherche avec insistance une intensité dans son regard. «Je veux sentir le sourire forcé, les yeux embués, lorsqu'elle rencontre le regard d'Andrée (Sophie Faucher)», dit-il. «Donne-moi trois secondes!» lui répond l'actrice du tac au tac. La tension est présente. Suzanne trouve l'émotion recherchée, le regard humide, mais il faut recharger la caméra de pellicule. «Tabarnak!» lance le réalisateur.

17h Les gros plans s'étirent. La tension a fait place aux fous rires. Ça tombe bien. Le réalisateur veut des rires en cascade, tonitruants. Il fait pleurer les comédiens de rire, à dessein. «Ce ne sera pas un peu gros?» lui demande Violette Chauveau. «Ça a l'air gros comme ça, me glisse-t-il, mais ça le sera beaucoup moins au montage.»

17h35 La scène est tournée. L'équipe technique tourbillonne autour du réalisateur. Les «Xavier» fusent de toutes parts. Il y a des décisions à prendre, et chacun veut s'assurer qu'elles soient au goût du capitaine.

18h Melvil Poupaud est méconnaissable. Les longues jambes filiformes, épilées sous une jupe mauve et un veston mauve et noir. Il porte une brassière rembourrée, une perruque en chignon, du vernis à ongles rouge. Avec ses traits fins, il fait une femme presque jolie. Seule sa démarche trahit sa masculinité. «Ce n'est pas un film sur un transsexuel, mais sur des gens qui s'aiment», m'avertit le réalisateur.

19h30 Grâce à l'éclairage, on se croirait à la fin d'une journée ensoleillée. En réalité, il fait nuit et il pleut. Le personnage de Laurence (Melvil Poupaud) confronte violemment sa belle-mère, Andrée (Sophie Faucher). Le cinéaste n'est pas satisfait de cette scène dramatique, aux antipodes de celle tournée quelques heures plus tôt. Il attire les acteurs à l'écart, leur donne des directives plus précises.

20h20 Le temps presse. L'équipe est à fleur de peau. La productrice déléguée fait les cent pas dans la cuisine. Il ne faut pas trop que les choses traînent, sinon c'est le budget qui va y passer. «On va manquer de temps, me dit-elle. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il sait ce qu'il veut!» On a utilisé tant de pellicule dans la journée qu'il faut huiler la caméra. «Je n'ai jamais vu ça, dit Yves Bélanger en riant. On n'est pas sur un tournage de Ridley Scott!» Dolan ne se laisse pas démonter par la pression. «Si vous me laissez faire, rappelle-t-il avec un peu d'impatience dans la voix, ça va aller beaucoup mieux!»

20h50 Il reste un gros plan à tourner. Melvil Poupaud vient de reprendre plusieurs fois une scène où il crie «Non!» très fort à Sophie Faucher, le visage empourpré. La fin de cette éprouvante journée de tournage (13 heures) est prévue dans 10 minutes. L'atmosphère est tendue. Xavier Dolan s'en sert pour nourrir la scène, filmant Sophie Faucher, qui a rarement semblé plus sobre, dans l'urgence. Coupé!

Melvil Poupaud: un rôle prédestiné

Lorsqu'il est arrivé au Québec en février, à quelques jours du début du tournage de Laurence Anyways, Melvil Poupaud a eu droit à un accueil particulier. On l'a rasé, épilé de la tête aux pieds, puis on lui a offert un manteau d'hiver pour qu'il s'acclimate au froid. Bienvenue au Québec!

«Ça fait partie du rôle de vivre ce genre d'expérience. C'était nécessaire», dit-il, philosophe. Au départ, l'acteur fétiche de Raoul Ruiz devait avoir un plus petit rôle dans Laurence Anyways. Celui d'une femme qui se transforme en homme. Mais lorsque Louis Garrel -que Xavier Dolan avait pressenti pour incarner Laurence- s'est désisté au dernier moment, Poupaud l'a remplacé au pied levé.

«Comme je connaissais déjà le scénario et que je trouvais que c'était un rôle génial, j'ai tout de suite accepté la proposition, dit-il. Je me sentais en confiance. C'est un rôle exceptionnel, avec une énorme palette de choses à jouer.»

Le comédien français n'avait pas vu les deux premiers films de Dolan avant d'accepter sa proposition, mais il avait été impressionné par l'artiste. «Je l'ai croisé trois fois en un an, à Cannes, à Lyon, à Paris. On a échangé quelques mots. Et j'ai su que je m'entendrais bien avec lui. Il est très sûr de lui, très directif et précis. Il sait aussi prendre des risques.»

Pour cet acteur qui a commencé au cinéma à 10 ans, il s'agissait, selon sa propre expression, d'un rôle presque prédestiné. Sa mère, Chantal Poupaud, a tourné l'an dernier un documentaire, Crossdresser, sur des hétérosexuels travestis, dont il a fait le montage.

Suzanne Clément, complice de Dolan

«Melvil, c'est l'antithèse d'une diva», dit Suzanne Clément, qui joue sa femme dans le film. Le rôle a été écrit sur mesure pour elle par son ami Xavier Dolan, il y a déjà quelques années. «C'est très flatteur. J'ai mis du temps à comprendre ce que ça signifiait qu'il l'ait écrit pour moi.»

Le projet, d'abord reporté (ce qui a précipité le tournage des Amours imaginaires) a évolué, mûri, comme leur amitié. «Xavier est quelqu'un qui évolue vite, dit-elle. Il évolue vite aussi comme réalisateur, comme artiste. Rien n'est figé avec lui. C'est pour ça que c'est si intéressant de travailler avec lui. Il a un aplomb incroyable. Il sait tellement ce qu'il veut. Parfois trop même!»