C'est la saison des impôts, les Canadiens sont dans le rouge et la Grèce est au bord du gouffre. A-t-on vraiment le goût de se taper un film sur l'endettement?

«Ce n'est pas Inside Job», prévient Jennifer Baichwal, qui signe le documentaire Payback.

La réalisatrice torontoise - à qui l'on doit Manufactured Landscape, sur l'oeuvre du photographe Edward Burtynsky - transpose au grand écran l'essai éponyme de l'auteure Margaret Atwood. Ce livre résolument visionnaire offrait une analyse d'un concept vieux comme le monde mais pourtant brûlant d'actualité: l'endettement. À quelques jours de la parution de ce film sur les écrans montréalais, La Presse a joint Baichwal et Atwood, pour un entretien téléphonique.

«Le livre est paru en même temps que le gros crash boursier. Certains commentateurs, à l'époque, ont cru que j'étais une prophète. Ce qui est faux. Chaque jour, dans le métro et l'autobus, je notais la multiplication d'affiches publicitaires pour des services de consolidation de dettes», rapporte sur son inimitable ton monocorde, l'auteure de La servante écarlate.

Payback se distingue d'Inside Job, principalement par sa volonté d'excéder la seule dimension pécuniaire des concepts de richesse, de justice et de réparation. Un postulat qui a plu à Jennifer Baichwal. «Je ne pensais pas être la bonne personne pour réaliser un film sur la crise économique. Cependant, quand j'ai lu le livre de Margaret Atwood et compris que ses références étaient surtout littéraires et mythologiques, j'ai compris que le sujet était en plein dans mon champ de compétence.»

Le défi, pour Baichwal, était donc de transformer la réflexion très «cérébrale» d'Atwood en une oeuvre incarnée où un thème cher à Margaret Atwood, la vengeance, allait jouer un rôle principal.

«Quand on pense au concept de «dette», on associe systématiquement la chose à sa dimension financière. Mais l'argent, au fond, n'est qu'un symbole d'échanges.»

Jennifer Baichwal s'est rendue jusque dans les montagnes d'Albanie, pour constater qu'encore aujourd'hui, perdure ici bas le principe «oeil pour oeil, dent pour dent» alors que certaines dettes se règlent par le sang et la terreur. Elle a recueilli les propos et les images d'une famille vivant en prison dans leur propre taudis, littéralement prise en otage par un homme avec qui ils avaient jadis des relations de bon voisinage.

Baichwal a documenté le sort de travailleurs mexicains dans des champs de tomates de la Floride, afin d'illustrer le phénomène opposé: qu'arrive-t-il quand l'endetté (celui qui mange la tomate rouge) ignore la provenance de la tomate verte et l'identité de son cueilleur (le travailleur exploité)?

«Tout le système capitaliste repose sur le dos des gens dans ces champs de tomates», se désole Jennifer Baichwal.

Le pawn shop de l'âme

«Le problème avec l'infrastructure financière que nous avons créée, c'est qu'elle est totalement déshumanisée», songe Margaret Atwood, qui a inventé la métaphore du «pawn shop de l'âme» pour illustrer comment les humains exercent dans leur vie privée une perpétuelle «tenue de livres» émotionnelle.

Dans cet esprit, Jennifer Baichwal a fait du principe de «justice» le fil conducteur de son documentaire. La juge Louise Arbour est invitée à s'exprimer sur ce thème. «Pardonner n'est pas une réparation. C'est un lien entre le passé et l'avenir, mais ce qui a été fait ne s'efface jamais», dit l'ancienne Commissaire des Nations unies aux droits de l'homme.

Payback réfléchit aussi sur un cliché souvent répété voulant qu'un incriminé «paie sa dette envers la société.» Pour appuyer cette idée, la cinéaste a donné la parole à un prisonnier, et non le moindre: le magnat de la presse Conrad Black. «Conrad a écrit une critique de Payback à la publication du livre. Il avait beaucoup de choses à dire sur le système carcéral et sur le concept de payer sa dette à la société», dit la cinéaste, qui rappelle que Conrad Black est depuis septembre dernier retourné dans une prison beaucoup moins confortable que celle où il a précédemment séjourné et qu'il décrit dans Payback comme un «endroit où plusieurs prisonniers voudraient rester, même si on leur rendait leur liberté».

Qu'arrive-t-il quand une dette est si immense que seul le temps saura en dévoiler l'ampleur? Jennifer Baichwal utilise le triste cas de la catastrophe écologique de la marée noire dans le golfe du Mexique du pétrolier britannique BP, pour décrire une situation où l'argent ne suffit pas pour rembourser une dette.

«Il n'y a pas de mot pour décrire la dette causée par un tel désastre. Dans ce cas-ci, parler de compensations financières est une réelle insulte.»

Payback, au final, est un film sur la réalité économique en crise de la planète. «Les taux d'endettement des pays atteignent des niveaux d'abstraction hallucinants, qui ne sont plus liés à une réalité tangible. Si bien que les humains sont séparés de la machine qu'ils ont créée et ne connaissent plus la valeur des choses.»

Oscar Wilde déclarait «aujourd'hui, les gens connaissent le prix de tout et la valeur de rien» (une expression reprise par l'auteur et activiste américain Raj Patel, à qui Jennifer Baichwal donne aussi la parole). Cent ans plus tard, il ne saurait mieux dire.