Aux Jutra, cette année, Paule Baillargeon est devenue la troisième femme cinéaste en 14 ans à recevoir un hommage. Avant cela, il y a eu le prix Albert-Tessier remis par le gouvernement du Québec. Autant de consécrations pour une cinéaste qui, en 30 ans, a ironiquement rencontré plus d’obstacles qu’elle n’a tourné de films, mais qui, avec la sortie de Trente tableaux, espère bien rattraper le temps perdu.

Il y a des films mort-nés comme il y a des enfants mort-nés. On les porte en soi, on les désire, on les appelle et puis, pour une foule de facteurs incontrôlables et aggravants, on les perd en cours de route. Ils ne voient pas le jour, refoulés à jamais dans les limbes, condamnés au néant de l’éternité.

Paule Baillargeron ne compte plus le nombre de scénarios originaux qu’elle a écrits et qui sont mort-nés dans sa tête. Deux, trois, quatre, qui sait ? Quand on parcourt sa filmographie constituée d’une dizaine d’œuvres, on constate que Le sexe des étoiles, d’après le roman éponyme de Monique Proulx, est le dernier long métrage que Paule Baillargeon a réalisé. C’était en 1993. Le film, très audacieux pour l’époque à cause de son personnage de transsexuel, a connu une belle carrière sur les plans critique et commercial, a gagné plusieurs prix à l’étranger et a été sélectionné pour représenter le Canada aux Oscars et aux Golden Globes. Pourtant, il marque en quelque sorte la fin de la route pour Paule Baillargeon.

 « Après, je n’ai pas cessé de tourner, plaide-t-elle, mais jamais plus de longs métrages ni de films personnels nés de mon imagination. Je ne renie pas les documentaires que j’ai faits après, sur Claude Jutra ou Jean-Pierre Perreault. J’en suis fière, mais comme je le dis dans Trente tableaux, c’était des films, pas du cinéma. »

Comme il y a 30 ans

Paule m’a ouvert la porte de sa petite maison encastrée dans une cour intérieure, dans Hochelaga-Maisonneuve, par une journée grise et pluvieuse. Cela faisait un bail que nous ne nous étions pas vues. Et pourtant, la Paule Baillargeon de 66 ans que j’ai retrouvée ce jour-là n’était pas très différente de celle que j’ai connue à 30 ans à la fin du Grand Cirque Ordinaire, alors lorsqu’elle était l’égérie des cinéastes de l’heure et pouvait passer sans effort ni douleur d’un film militant de Gilles Groulx au Montreal Blues de Pascal Gélinas, d’une tragédie sombre et grinçante de Denys Arcand (Réjeanne Padovani) à une mise en abyme réaliste d’André Brassard (Le soleil se lève en retard), avant de briller de tous ses feux de jeune star dans Vie d’Ange de Pierre Harel.

Trente ans plus tard, son beau visage porte à peine les stigmates de l’âge, sa voix flûtée est la même et surtout, Paule n’a pas perdu ce sourire, ou est-ce un rire, qui vient à tout coup neutraliser la guerrière et la militante et faire place à la fille drôle et sensible, à l’artiste en somme.

Il y a trois ans, après plus d’une décennie passée dans sa maison adorée des Cantons-de-l’Est, Paule s’est séparée de celui qui partageait sa vie depuis longtemps. Elle est revenue en ville, a acheté la maison d’Hochelaga-Maisonneuve, l’a rénovée, tout en commençant une résidence à l’ONF à l’invitation de Monique Simard.

« Le mandat était simple : faire un film personnel que je ne pourrais faire ailleurs. C’est comme ça que j’ai décidé de raconter ma vie. J’étais rendue là. J’avais envie d’une mise à nu, dans les limites de la pudeur évidemment. Je voulais montrer qui je suis, convaincue que si on se raconte le plus honnêtement possible, ça peut avoir une résonance chez les autres. J’en ai eu la confirmation à Rouyn-Noranda. À la fin de la présentation du film, une dame qui était assise devant moi, s’est écriée : "Oui madame, c’est ça la vie !" Cette dame n’avait certainement pas eu la même vie que moi, mais elle se reconnaissait dans mon histoire ! »

Film intimiste et personnel sur le mode de l’autofiction, Trente tableaux raconte l’histoire d’une fille de l’Abitibi, née à Val-d’Or, artiste et féministe des années 70, élevée entre un père avocat qu’elle adorait et une mère ménagère, frustrée par sa condition, qui aurait voulu étudier et travailler, mais qui a dû se contenter d’élever ses trois enfants avant de fuir sur un green et de devenir championne au golf.

Révolte

De cette mère qui l’a formée, déformée et qu’elle a filmée à la fin de sa vie, Paule dit des choses dures, dont cette phrase sans appel : ma mère ne m’a jamais aimée.

« C’est vrai, concède Paule, ma mère ne m’aimait pas. C’était une femme très révoltée dont la révolte a déteint sur moi, c’est sûr, mais je ne peux pas tout lui mettre sur le dos. L’époque y était pour beaucoup. Quand t’as 6 ans et que tu veux patiner, mais que la patinoire est réservée aux gars qui jouent au hockey, quand t’es première de classe, mais que ça sert à rien parce que t’es une fille, quand tu veux faire comme les gars, mais que t’as pas le droit, disons que ça nourrit la révolte. Moi, le chemin des femmes, je voulais à tout prix y échapper, mais à l’époque, ça ne se faisait pas. »

De sa mère, Paule dira encore : « Ma mère et moi, on s’est beaucoup chicanées. Elle ne comprenait pas qui j’étais. Mais à la fin de sa vie, on s’est réconciliées et ça m’a permis de faire la paix avec elle et avec moi-même. »

Toujours se battre

En apprenant que les organisateurs des Jutra voulaient lui rendre hommage, Paule Baillargeon a été la première surprise. Et d’autant plus qu’elle a longtemps eu le sentiment qu’elle n’était pas la bienvenue dans le monde du cinéma, du moins pas en tant que réalisatrice.

Plusieurs de ses projets ont été refusés par les institutions. Les producteurs ne se bousculaient pas à sa porte, certains encore traumatisés par La cuisine rouge, ce film expérimental et féministe sur la guerre des sexes qui avait fait scandale avant même sa sortie en 1979. Bref, il y avait quelque chose de foncièrement déroutant dans cet hommage qui tombait du ciel. La cinéaste a décidé de l’accepter avec humilité et en s’accrochant à cette citation du cinéaste John Cassavetes : est-ce qu’il vaut mieux se battre et perdre que de souffrir et de rêvasser en silence ?

La réponse pour Paule Baillargeon n’a jamais fait aucun doute. Il vaut toujours mieux se battre. Peu importe l’issue.

« Le cinéma, dit-elle, c’est l’art de l’impossible. Pourquoi j’ai voulu m’aventurer dans cet art difficile, qui coûte très cher, où on ne m’a pas souvent fait confiance, je ne le sais pas. Sans doute parce que j’avais beaucoup d’ambition et aussi parce que j’ai toujours été une fille d’images. C’est en rêvant à cette image d’une fille qu’on tente de rentrer de force dans une robe rouge que j’ai voulu faire mon premier film, Anastasie. Il reste que je pense que je suis née trop tôt. Dix ans plus tard, les choses auraient été plus faciles. J’aurais fait plus de films et, par la force de l’expérience et de la pratique, ils auraient été meilleurs. Mais je ne suis pas amère. Trente tableaux m’a permis de boucler la boucle et de laver le passé. Aujourd’hui, à 66 ans, je me sens comme neuve. »

De quoi demain sera-t-il fait ? Paule Baillargeon n’en a aucune idée. Pour le moment, elle se contente de se promener avec ses Trente tableaux et d’aller à la rencontre du public comme elle le fera ce soir à 18 h à l’Excentris. Elle se réjouit aussi du fait que La cuisine rouge renaîtra de ses cendres en DVD et sur Illico grâce au programme de numérisation Elephant. Et même si l’envie de rêvasser est forte, elle va continuer de se battre. Pas pour perdre ou pour gagner. Pour le bonheur de témoigner.