Rue Gandhi, au coeur d'Aden, la bâtisse jaune du Hurricane a encore de l'allure malgré l'usure du temps: la dernière salle de cinéma de la grande ville du sud du Yémen a survécu. Mais jusqu'à quand?

Une seule séance par jour quand le soleil décline derrière le mont volcanique qui surplombe le cinéma à ciel ouvert, une poignée de cinéphiles du troisième âge et quelques vieux films suffisent au Hurricane pour rappeler chaque jour de la semaine, sauf le samedi, qu'Aden avait la passion du septième art.

Rien ne semble troubler cette routine. Ni les échos de la crise politique qui a contraint le président Abd Rabbo Mansour Hadi à fuir Sanaa pour Aden le mois dernier, ni la crainte de l'insécurité grandissante dans la ville qui compte environ 800 000 habitants.

La culture faisait, entre autres, la singularité d'Aden, ancien comptoir britannique et port marchand, ouvert aux influences extérieures, contrairement à Sanaa, la capitale austère et conservatrice du nord.

Après le départ des Britanniques en 1967, les socialistes marxisants ayant pris le pouvoir ont perpétué la tradition libérale de la capitale de l'ancien Yémen du sud.

La fusion avec le nord en 1990 et surtout la tentative de séparation de 1994, écrasée par la force, ont porté atteinte à l'âme d'Aden, où le fondamentalisme islamique n'a cessé de supplanter les moeurs libérales de la cité.

«La raison de la défection de nombreux spectateurs est la guerre de 1994 qui a été suivie par des fatwas (édits religieux) interdisant le cinéma», analyse Aref Nagi Ali, qui dirige l'ONG Fondation Alwaddah, active dans le domaine culturel.

«Terrorisées, de nombreuses familles ont cessé de fréquenter les salles, alors qu'Aden était un centre pour le cinéma et le théâtre», dit-il.

«Master Hamoud»

L'histoire du Hurricane se confond avec celle d'une riche famille locale.

Le père, surnommé Master Hammoud, a dirigé le Département de l'Éducation d'Aden sous les Britanniques. Son fils Taher s'est lancé, depuis la moitié du XXe siècle, dans l'exploitation de salles de cinémas, créant le Hurricane et quatre autres salles, jusqu'à la nationalisation des biens de la famille par les socialistes.

Surnommé «le roi du cinéma», Taher faisait en sorte, du temps de sa gloire, que les premières des films égyptiens se tiennent simultanément au Caire et à Aden.

Ayant récupéré ses biens après 1994, la famille n'a pu relancer l'exploitation de toutes ses salles, dont trois ont été affectées depuis à d'autres utilisations.

En dépit de l'appétit immobilier qui a dévoré les dix autres salles de cinéma d'Aden, le Hurricane résiste par la volonté de ses propriétaires.

Avec une façade mais sans toit, la grande salle se résume à des rangées de bancs en bois, une mezzanine et un écran blanc.

À la billetterie, située le long d'un couloir aux murs tapissés d'affiches soigneusement alignées des films de la semaine: un «classique» égyptien et cinq films indiens. Ahmed Mohammed Gaïed, le guichetier, attend patiemment ses clients. Les mêmes qui reviennent chaque jour.

«La télévision a porté un coup fatal au cinéma, elle a tué les cinémas et il n'y a plus de maison sans télévision», déplore Ahmed Saleh, un fonctionnaire retraité âgé de 75 ans. «Mais je continue d'aimer le cinéma, qui me permet de me mêler aux gens et de tuer le temps».

Les autres spectateurs continuent d'arriver au compte-goutte. Pas de jeunes, ni de femmes. Que des nostalgiques du bon vieux temps.

À 18h30 exactement, une sonnerie stridente annonce le début de la séance et, alors que le jour commence à s'évanouir, on peine à distinguer les ombres des acteurs qui s'animent à l'écran. Le film est indien et sous-titré en arabe, mais personne ne semble réellement se préoccuper de l'intrigue, car l'essentiel est d'être là, devant l'écran.