Vous avez été nombreux à déplorer l'absence d'exemplaires sous-titrés ou doublés en français du plus récent film de Steven Spielberg, Lincoln. Votre déception est d'autant plus justifiée qu'une maîtrise parfaite de la langue anglaise est nécessaire afin d'apprécier à sa juste mesure ce drame historique. Le scénario de Tony Kushner comporte en effet des pages et des pages de dialogues. Et fait valser de nombreux personnages comme autant de ramifications d'un système politique complexe, dont le mode de fonctionnement est unique au monde. Les férus d'histoire et les aficionados de la politique américaine sont évidemment ravis, mais le film apparaît quand même extrêmement bavard au commun des mortels. D'où l'importance pour nous d'un accès dans la langue de Molière.

Une bonne et une moins bonne nouvelles à ce propos. Commençons par la bonne: le studio Disney, qui relaie maintenant les films produits par Dreamworks (société fondée en 1994 par Steven Spielberg, Jeffrey Katzenberg et David Geffen), a finalement décidé de sortir Lincoln en version française au Québec. La moins bonne maintenant: il faudra patienter jusqu'au 18 janvier 2013, soit deux semaines avant la sortie du film en France.

Pas besoin de posséder un diplôme en ingénierie pour résoudre l'équation. Les bonzes de Disney, un studio à qui l'on attribue habituellement une excellente fiche au rayon des doublages réalisés au Québec, n'ont visiblement pas cru au succès potentiel du film auprès du public francophone. D'où la décision de ne pas prendre le risque d'investir dans un doublage québécois sans la certitude de pouvoir le rentabiliser. Au moment où Lincoln a pris l'affiche, le 16 novembre, on avait quand même laissé entrevoir aux médias francophones la possibilité d'une sortie ultérieure en version française. «Peut-être», nous avait-on dit sans toutefois donner la moindre précision. Dans 99% des cas, ce «peut-être» veut dire «jamais».

Est-ce le tollé? Est-ce la pression exercée par des cinéphiles francophones mécontents? Toujours est-il que Disney, dans un geste qui ramène le souvenir d'une époque où les films prenaient l'affiche en version française avec des semaines de retard, proposera au public québécois la version traduite en France. Ce cas de figure est aujourd'hui devenu très rare.

Vérification faite auprès de la Régie du cinéma du Québec, la disposition sur l'exploitation des films en version originale est toujours en vigueur, même de nos jours. Celle-ci stipule qu'un distributeur peut mettre à l'affiche un film tourné dans une langue autre que le français pendant 45 jours. Une fois ce délai passé, il ne peut garder qu'un seul exemplaire à l'affiche, ou alors, mettre obligatoirement à l'affiche le même nombre d'exemplaires en version française.

Il faut sans doute remonter à très loin pour retrouver une situation semblable. Nous vivons à une époque où les carrières des films en salle sont très courtes, même pour les superproductions. La plupart des longs métrages prennent maintenant l'affiche simultanément dans les deux versions. Quand, au moment de l'implantation de cette loi, les studios se sont rendu compte de la rentabilité de la chose (les versions doublées attirent toujours plus de spectateurs que les versions originales sur le territoire québécois), l'industrie québécoise du doublage de films a aussi pris du galon. Tout le monde y a trouvé son compte, mis à part les adeptes du sous-titrage (c'est une autre histoire).

Or, peut-être est-ce seulement une impression, mais à une époque où tout passe à la vitesse de l'éclair, les studios semblent aujourd'hui être un peu plus frileux dans leurs investissements. Il y a quelques semaines, le studio Warner annonçait aux médias québécois la sortie de Cloud Atlas en version originale anglaise seulement, même si quelques exemplaires sous-titrés en français ont finalement circulé. S'il est plutôt compréhensible que de petits studios sortent des films indépendants américains en version originale sans jamais dépasser le délai prescrit de 45 jours, on a, en revanche, du mal à expliquer pourquoi des productions ambitieuses, réalisées par de grands noms (Wachowski, Spielberg) ne prennent pas directement le chemin des studios de doublage québécois. Il en irait pourtant de leur intérêt. Et du nôtre.