David Cronenberg est une manière de docteur Jekyll et mister Hyde. Comment, autrement, expliquer que cet homme sympathique, dont les yeux s'accrochent aux vôtres pour raconter avec générosité, expliquer avec profondeur, voix douce et regard allumé, réalise des films qui font aussi peur et sont aussi violents? Mystère.

Et ce mystère-là, le réalisateur d'Eastern Promises, présenté en première mondiale au Festival de Toronto où il a été chaleureusement accueilli, se garde le droit de le préserver. Sourire.

Un peu comme il l'avait fait dans A History of Violence, le cinéaste canadien s'aventure de nouveau, avec son plus récent film, sur un terrain plus classique et réaliste que ceux qu'il a explorés avec Naked Lunch, eXistenZ ou Crash. Auquel il retournera un jour. Peut-être. Peut-être pas. «Vous savez, il y a tous les projets que l'on souhaite faire et, parmi eux, ceux qui parviennent à obtenir le financement pour être faits», indiquait le réalisateur, de passage cette semaine à Montréal.

Ainsi, il met sur le dos d'une coïncidence le fait que ses deux derniers longs métrages aient un air de parenté - d'autant plus qu'ils sont portés par le même acteur, Viggo Mortensen. Parents, d'accord, mais cousins éloignés plutôt que frères. «A History of Violence est une histoire très américaine alors qu'il n'y a pas un seul personnage américain dans Eastern Promises. Mais je vous accorde que les deux feraient un excellent programme double.»

C'est d'ailleurs cet aspect multiculturel qui a plu au cinéaste quand il a lu le scénario de Steve Knight (Dirty Pretty Things). «Le film se déroule à Londres, une ville dont le multiculturalisme ressemble à celui de Toronto... et même de Montréal. Contrairement aux États-Unis où les gens s'installent et deviennent Américains, ici, ils peuvent apporter avec eux ce qu'ils sont.» Les bonnes choses... comme les moins bonnes.

Campé dans la capitale anglaise, donc, Eastern Promises raconte l'histoire d'une sage-femme (Naomi Watts) qui enquête sur une adolescente morte en couche dont elle trouve le journal intime. Enquête qui l'entraîne dans les arcanes de la mafia russe. La met en présence de son chef (Armin Mueller-Stahl), du fils de ce dernier (Vincent Cassel) et de leur homme à tout faire, incarné par Viggo Mortensen. Lequel semble être devenu l'acteur fétiche de David Cronenberg. «Nous avons beaucoup en commun, de nos idées politiques à notre manière de travailler.» Ainsi, avant de commencer le tournage, l'acteur a appris à parler russe et est allé en Russie, dans le village d'où vient son personnage, incognito, afin de se préparer à se glisser dans la peau de Nikolai. Une peau tatouée. Très.

«Les tatouages, explique David Cronenberg, n'avaient pas une grande importance dans les premières versions du scénario, sur lesquelles j'ai beaucoup travaillé. Mais Viggo a découvert qu'ils sont omniprésents dans le monde criminel russe. Ils racontent carrément le parcours de celui qui les porte.» D'où l'attrait, pour les membres de l'organisation, des bains trucs. Où ils peuvent «lire» la peau de leurs alliés et adversaires.

Un tel endroit se prête d'ailleurs à une scène mémorable d'Eastern Promises, où Viggo Mortensen affronte deux tueurs vêtus de noir et armés de couteaux. «Il était impossible que, de manière crédible, la serviette attachée autour de ses hanches reste en place pendant cette lutte. Il m'a dit: Je dois tourner nu. C'est la seule discussion que nous avons eue sur le sujet.» La sauvagerie est extrême. Pas du tout stylisée. D'un naturel effrayant.

L'acteur avait, d'une part, étudié le passé de son personnage afin de savoir où il avait appris à se battre «parce qu'on ne combat pas de la même manière selon qu'on a été formé par le KGB ou dans la rue», note David Cronenberg. Qui, lui, ne fait jamais de storyboard des combats qu'il va tourner.

«Je construis ces moments de manière très physique. Je me sens comme un sculpteur et, dans une scène comme celle-là, je ne veux rien masquer. La violence, c'est la destruction du corps humain. Je montre donc la destruction du corps humain. Pour faire écho à cette réalité. Sans la romantiser à la manière hollywoodienne.»

Le résultat parle de lui-même. Ceux qui ne voudraient pas «l'entendre» n'ont qu'à se mettre les mains devant les yeux. David Cronenberg ne donne pas dans ce genre de compromis. C'est mister Hyde qui tient la caméra.

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Eastern Promises (Les promesses de l'ombre en version française) prend l'affiche aujourd'hui au Québec.