Il y a six ans, Todd Haynes est arrivé à un tournant de sa vie. La quarantaine lui tendait les bras. Et il décidait de prendre la porte - de sortie - de New York. C'est à ce moment qu'il a redécouvert Bob Dylan. L'homme. Son oeuvre. Sa vie. Ou plutôt, ses vies. Cela donne I'm Not There, où l'artiste est décliné en sept personnalités, cinq acteurs (dont un dans deux rôles) et une actrice.  

«Todd a disséqué Bob Dylan et j’incarne un des morceaux amputés à sa personnalité.» C’est ainsi que Heath Ledger résume son travail dans I’m Not There, où il interprète Robbie, un acteur qui a connu la célébrité dans le rôle d’un certain chanteur folk. Il se fait ainsi l’une des sept déclinaisons de Dylan que Todd Haynes (Far From Heaven) présente dans ce film dont le sous-titre, en français, est Les vies de Bob Dylan. Dylan poète, Dylan prophète, Dylan star électrique, Dylan rock’n’roll, Dylan hors la loi, Dylan imposteur, Dylan chrétien... 

Rencontrés à New York lors d’une conférence de presse à laquelle participaient aussi Marcus Carl Franklin (qui incarne les aspirations de jeunesse de Dylan); et Bruce Greenwood (qui se glisse dans le peau des Némésis de deux des Dylan ), l’acteur et le cinéaste ont affirmé d’entrée de jeu qu’il n’était pas nécessaire de connaître l’entité Dylan pour apprécier le long métrage. 

D’accord, c’est la carte qu’ils avaient à jouer... Mais, comme ils ont tout à fait raison (oups, un commentaire critique...) et que c’est vraiment un des atouts de ce film riche, laissons-les la mettre sur la table. «I’m Not There n’est pas un quiz. D’après moi, moins vous en savez sur la vie de Dylan, plus vous pouvez jouir de l’aventure cinématographique que ce film propose. C’est une histoire bellement racontée», poursuit Heath Ledger. 

Bellement racontée par un homme soudain atteint de «dylanite aiguë». «C’est une obsession qui m’a saisi à la fin de la trentaine et au moment où j’avais décidé de quitter New York, raconte Todd Haynes, qui a maintenant 46 ans. En fait, tout a commencé comme une histoire d’amour assez floue et que je n’avais pas vue venir. Il y a des “gens” que l’on rencontre à un tournant de notre vie et qui, pour toutes sortes de raisons, nous aident à aller de l’avant. Pour moi, ça a été Dylan, dont j’avais été fan à l’adolescence mais que j’avais abandonné par la suite.»

Le réalisateur-scénariste s’est remis les disques de l’auteur-compositeur-interprète dans les oreilles. Il a lu quelques biographies. Et il a vu. Vu les virages, les tournants, les changements. Il a eu envie, non de les raconter platement mais de les incarner. Dans différentes personnalités. Le concept de I’m Not There est ainsi né. Et Todd Haynes a allongé Bob Dylan sur la table de dissection: «Je l’ai “découpé” en sept composantes, certaines tirées presque littéralement de lui; d’autres, plus transposées – comme des compositions bâties à partir de sa sensibilité d’une époque, de ses intérêts d’un temps.»

Le résultat, complexe à l’écran, l’était plus encore sur papier. «Les gens n’arrivaient pas à lire le scénario, admet le cinéaste. Mais ils ont quand même accepté l’aventure.» Derrière comme devant la caméra. «Tous ces acteurs qui ont accepté de se mettre ainsi au bord du gouffre, je n’en reviens pas encore. Mais je pense qu’on oublie trop souvent qu’ils sont des artistes, qu’ils veulent prendre des risques, se sentir effrayés. Enfin... pas en permanence, mais une fois de temps en temps.»

Cette fois était une de celles-là. L’impression de sauter à bord d’un train, d’en occuper un wagon en ignorant ce qui se déroulait dans les autres – chaque personnalité ayant son monde, son époque. «Pour moi, chaque personnage fonctionne comme un instrument ou représente une chanson. Il faut les entendre tous pour découvrir le concert ou le disque. Ou Dylan», fait Bruce Greenwood qui incarne le journaliste Mr. Jones face à Jude (Cate Blanchett) puis Pat Garrett face à Billy (Richard Gere). Les bêtes noires de deux des incarnations «toddiennes» de Dylan.

Et, pour les acteurs comme pour tous les artisans de I’m Not There, il y avait l’autre défi. Après celui du fond, celui de la forme. Impossible qu’un scénario aussi éclaté soit servi par une réalisation monolithique. Ainsi, avec notamment son complice de Far From Heaven, le directeur de la photographie Edward Lachman, Todd Haynes a changé de style pour chaque segment, chaque époque, chaque «Dylan». 

«Pour Cate Blanchett, par exemple, j’ai pensé à de Fellini puisque nous sommes dans ces années où Bob Dylan a branché sa guitare et s’est attiré les foudres de ses fans. Il y avait un parallèle incroyable entre ces histoires d’artistes déçus par les médias», raconte le réalisateur, qui voulait «que l’on sente, dans chaque segment, l’excitation et la créativité propres au temps».

Le tout atteint d’ailleurs un summum d’impact et de pertinence justement quand Cate Blanchett se fait Bob Dylan. Sous le nom de Jude. L’attitude. La coiffure. Le costume. Elle ne joue pas, elle est. C’est ce que recherchait Todd Haynes en l’engageant. 

«L’idée de mettre une actrice dans la peau de Jude était là dès le départ. Un instinct, peut-être. Je regardais ces images de Dylan en 1965, et je voyais cette incroyable créature, ses cheveux épais, sa silhouette plus mince que jamais. Il se réinventait à chaque spectacle, il s’amusait sur scène. On sentait qu’il bouillonnait intérieurement, d’idées et aussi de colère. Je savais que Cate pouvait rendre cela.»

Elle est en effet toute là dans I’m Not There. Bob Dylan aussi.

I’m Not There prend l’affiche le 30 novembre, en version originale anglaise et en version originale anglaise avec sous-titres français (I’m Not There : les vies de Bob Dylan)