C’est au milieu des années 70, vers l’âge de 14 ans, que Todd Haynes a découvert Bob Dylan. Le disque Blonde on Blonde était alors son favori. Ce n’est que plus tard, une fois devenu un cinéaste établi dans le monde du cinéma indépendant, que sa passion l’a poussé à consacrer plus de quatre ans à l’écriture et au tournage de I’m Not There (Les vies de Bob Dylan).

En septembre dernier, au Festival international du film de Toronto, où son envoûtant biopic était présenté en première nord-américaine, le cinéaste de 46 ans s’est confié au Soleil sur la genèse de ce portrait éclaté, où sept facettes de la vie professionnelle et privée du célèbre chanteur sont incarnées par six personnages différents, dont une femme et un garçon noir de 11 ans.

Même s’il est un admirateur de Dylan, Todd Haynes croit qu’il ne faut pas se laisser berner par l’idolâtrie. «Je crois qu’il est important d’être très critique et sélectif, d’éprouver même une sorte de relation amour-haine avec son sujet. Il était important de montrer des aspects plus discutables du personnage. Le film en sort alors gagnant.»

Le spectateur qui en sait peu sur la vie et l’œuvre de Dylan risque d’être décontenancé devant le touffu scénario de Haynes. Mais le réalisateur croit que ce processus artistique était essentiel pour faire le portrait le plus juste possible d’un artiste qui échappe à toutes les étiquettes. Qui n’a jamais été là où on l’attendait, d’où le titre original. À personnalité complexe, film complexe...

«Je ne veux pas amener les gens à aimer Bob Dylan, de toute façon, c’est déjà fait, mais plutôt à les faire réfléchir sur l’artiste, sa musique et son intense complexité. Quelque part, tous les grands artistes sont complexes.»

Être ou ne pas être

Mais qui est le vrai Bob Dylan? À ce sujet, le principal intéressé n’a-t-il pas déjà déclaré «God, I’m glad I’m not me», après avoir lu un article à son sujet, en 1965?

«Si l’on se fie à une autre déclaration, il a aussi déjà dit qu’il ignorait qui il était vraiment, explique Haynes. Qu’il s’endormait et se réveillait le lendemain comme s’il était quelqu’un d’autre. Pour lui, la meilleure façon de vivre était de le faire dans une constante renaissance. Aujourd’hui, je suis ceci; demain, c’est terminé, je suis quelqu’un d’autre. Le film joue justement sur ces multiples métamorphoses.

«La question sur son identité n’est pas simple ni évidente, ajoute-t-il. C’est quelque chose qui se construit et s’ajuste constamment. Ça ne vient pas nécessairement d’une façon naturelle d’être soi-même, surtout lorsque vous êtes quelqu’un d’aussi prestigieux que Dylan, un artiste qui a fait l’objet de tant d’analyses et de bouquins. Ça rend le regard sur soi-même d’autant plus bizarre.»

Influence de Rimbaud

Le réalisateur de Velvet Goldmine et de Loin du paradis n’a pas cherché à faire un film comme a pu le faire Scorsese sur le même Dylan, avec No Direction Home, qu’il a trouvé «fascinant». Le sien, plus éclaté, soulève davantage de questions sans nécessairement apporter toutes les réponses.

«Tous les documentaires et les biopics donnent à la fois dans la réalité et la fiction. Dès que le réalisateur choisit tel élément plutôt que tel autre, c’est une opinion. Ce n’est jamais une réalité objective. La différence dans mon film, c’est que le spectateur sait ce qui est de la fiction et ce qui est de la réalité. Ça fait partie de la proposition, de l’humeur du film. Et le vrai sujet du film, c’est l’esprit de Dylan.

«Son imagination et son esprit créatif sont aussi importants que sa vraie vie, poursuit-il. C’est pourquoi il devient Rimbaud ou Woody Guthrie, deux artistes qui ont exercé une grande influence sur lui. C’est une façon de montrer comment nos sources d’inspiration, celles dont nous tombons littéralement amoureux, peuvent faire de nous quelqu’un d’autre.»

Le risque de Cate Blanchett

Une brochette d’acteurs connus — Cate Blanchett, Heath Ledger, Richard Gere, Christian Bale — ont accepté de faire partie de l’aventure de I’m Not There. «Ce ne sont pas seulement des stars du cinéma, mais aussi des artistes, d’où leur volonté de se frotter à quelque chose d’inusité et de différent.»

Mais de toute la distribution, c’est Cate Blanchett qui a fait le plus beau cadeau à Haynes en acceptant sa proposition. Elle incarne Jude, un Bob Dylan androgyne, avec une gestuelle bizarre et ambiguë. Sans doute l’alter ego de Dylan le plus provocateur du film.

«J’étais tellement content lorsqu’elle a dit oui, s’exclame le cinéaste. Elle était terrifiée à l’idée de jouer ce rôle. Mais je savais aussi qu’elle ne pouvait s’empêcher d’y penser. C’est une actrice qui cherche constamment à repousser ses limites, à s’épanouir, à tourner différents genres de films. Je lui ai dit tout simplement : “C’est normal d’être terrifié chaque fois qu’on aborde quelque chose de nouveau, mais que c’est parfois bon, que ce peut être une façon de grandir.” Mais je peux la comprendre, elle prenait un énorme risque. Quand on y pense bien, le film tout entier était un énorme risque...»