«Y’a pas de place, nulle part, pour les Ovide Plouffe du monde entier!» La plus fameuse réplique des Plouffe de Gilles Carle appartient à Gabriel Arcand, qui incarnait le nouvel Ovide, un quart de siècle après l’Ovide ascétique de Jean-Louis Roux, dans le fameux téléroman en noir et blanc. Entre-temps, le mythe de la Grande noirceur des années 40 et 50 s’était estompé; tant et si bien qu’en 1981, Gilles Carle pouvait intituler son long métrage Il était une fois des gens heureux... les Plouffe.

C’est donc un film sans misérabilisme ni défaitisme que les cinéphiles verront (ou reverront) lundi soir, au Grand Théâtre, en présence de Gilles Carle, dans une toute nouvelle copie 35 mm. Cette superproduction de 5 millions $ (une fortune à l’époque) comporte beaucoup de très belles scènes extérieures tournées à Québec. Ce qui explique que la projection de lundi s’inscrive dans les Fêtes du 400e.

Plusieurs personnes ont interprété la réplique d’Ovide comme un témoignage de la Grande noirceur culturelle qui aurait sévi au Québec à l’époque du roman de Roger Lemelin. Ovide, l’artiste, se serait senti incompris, étranger dans une famille qui faisait du sport une religion et dans une société qui faisait de la religion un sport national. Tel n’est pas tout à fait l’avis de Gabriel Arcand...

«J’ai toujours été très intéressé par la version des autres sur cette fameuse réplique! Les gens ont réagi de façons très diverses, mais toujours avec émotion. Il faut dire qu’à ce moment-là, Ovide était au bout de son rouleau, pour ne pas dire “déconcrissé”! Désespéré de son sort, il s’était mis soûl pour la première fois de sa vie : il était pathétique. Quand j’ai joué la scène, j’ai évité d’en faire une analyse, pour mieux la sentir et la vivre naturellement. Mais si on me demande aujourd’hui ce que j’en pense, je dirais que la situation d’Ovide ne reflétait pas seulement celle des artistes et des intellectuels québécois à l’ère duplessiste. Cet état de paria est le lot des poètes de tous les pays et de toutes les époques. Tous les poètes sont maudits!»

LES POÈTES MAUDITS

Gabriel Arcand va plus loin : «Cette sorte de marginalité est la condition première du poète, com­me elle est familière aux peintres, aux sculpteurs, aux écrivains et aux artistes en général. Les Armand Vaillancourt, Jean-Paul Riopelle, Anne Hébert et Réjean Ducharme sont tous des Ovide! Les comédiens aussi, sans doute... En tout cas, beaucoup de mes amis artistes se sont reconnus dans ce personnage. Celui qui veut créer, inventer sa vie par l’art, trouve difficilement une place dans la société...»

Gabriel Arcand est un homme de théâtre qui a aussi fait beaucoup de cinéma. «Dans les années 70, en attendant d’aller étudier le théâtre en Europe, mon frère Denys m’a offert de petits rôles dans ses premiers films, pour me dépanner : La maudite galette, Réjeane Padovani, Gina se souvient-il. À la suite de l’immense succès des Plouffe, le cinéma n’a pas oublié Gabriel Arcand, qui a tourné entre autres Le crime d’Ovide Plouffe (1984), Les portes tournantes (1988), Nelligan (1991), La turbulence des fluides (2002), Congorama (2006), pour lequel il a décroché le Jutra du meilleur rôle de soutien. Il vient de terminer Maman est chez le coiffeur de Léa Pool. «La première a lieu à Montréal, lundi soir. N’ayant pas le don d’ubiquité, je ne pourrai assister à la projection des Plouffe à Québec», laisse-t-il tomber avec ce sens de l’humour qu’il partage avec ses frères Denys et Bernard, l’anthropologue de renom.

GILLES CARLE

Gilles Carle sera bien au Grand Théâtre, malgré son état de santé précaire. Il ne peut plus nous parler de ses Plouffe, mais il n’a sûrement pas renié ce qu’il en a déjà dit : «J’ai accepté de tourner les Plouffe parce que cette histoire se modèle exactement sur la vie de l’époque. J’ai voulu restituer le souffle de révolte du roman, qui avait été évacué du téléroman des années 50. Le Québec des Plouffe n’était pas défaitiste; tout n’y était pas toujours de la faute des curés et des patrons. Il soufflait sur le pays un vent de liberté. Voilà pourquoi mon père Plouffe, Théophile, est nationaliste, et pourquoi mon Ovide est cultivé et apprécie l’opéra!»

La chanson-thème du film, composée par Stéphane Venne et interprétée par Nicole Martin, est un bel indice de l’esprit des Plouffe : «Il était une fois des gens heureux. C’était en des temps plus silencieux...» Leur naïveté, leur modestie, leur enthousiasme et leur foi en l’avenir et en Dieu rachètent amplement leur pauvreté, leur ignorance et leur appréhension du lendemain...

La vraie nature de Gilles Carle

Avec son budget de 5 millions $, Les Plouffe était le film le plus cher de l’histoire du cinéma québécois, en 1980. En dollars constants, il l’est sans doute demeuré. On se demande combien pareille superproduction coûterait aujourd’hui, alors que tout a augmenté de prix. Quand on songe que Gilles Carle a pu profiter de la collaboration gratuite de milliers de figurants, notamment lors de l’imposante procession aux flambeaux dans le Vieux-Québec. Une scène dont se souviendra Gabriel Arcand...

«Cette scène, comme beaucoup d’au­tres, était très compliquée à réaliser. Et pour augmenter à la difficulté, elle était tournée la nuit! En général, le tournage a été très long et éprouvant. Durant des mois, nous avons travaillé d’arrache-pied pour réaliser ce très long film de quatre heures, qui devait être découpé par la suite en six épisodes pour la télévision de Radio-Canada. À ma souvenance, c’était la première fois au Québec que la télévision participait au financement d’un long métrage de fiction», se rappelle Arcand. De fait, il y eut un précédent célèbre :  Le festin des morts, de Pierre Dansereau, dans les années 70.

Outre Arcand, qui incarnait Ovide, Les Plouffe comportait une imposante distribution de 25 rôles parlants, où l’on retrouvait Pierre Curzi (Napoléon), Denise Filiatrault (Cécile), Émile Genest (Théophile), Serge Dupire (Guillaume), Juliette Huot (Joséphine), Anne Létourneau (Rita Toulouse), Donald Pilon (Stan Labrie), Gérard Poirier (curé Folbèche), Paul Berval (Onésime Ménard), Louise Laparé (Jeanne Duplessis), Gilles Renaud, Stéphane Audran, Ghyslain Tremblay... Parmi les petits rôles, peu de gens savent que sous le masque du receveur de baseball qui faisait face au lanceur Guillaume se cachait René-Daniel Dubois.

Gabriel Arcand se souvient des dernières semaines de tournage, à l’automne 1980 : «Il faisait froid, et nous tournions dans une maison des Plouffe en carton-pâte, érigée à Pointe-Saint-Charles. C’était comme si nous jouions dehors! Par contre, le climat au sein de l’équipe a toujours été au beau fixe. Gilles Carle adorait les acteurs, et cela créait une atmosphère très amicale... même s’il avait une poigne de fer. Carle était un réalisateur expérimenté qui avait beaucoup d’autorité et qui savait ce qu’il voulait, quitte à l’obtenir par la ruse, de façon détournée. Pour tout dire, il était très têtu!»