En ouvrant ses portes, il y a une décennie, le Quartier latin - premier «multiplexe» de la région métropolitaine - allait propulser les cinéphiles dans une nouvelle ère de projection cinématographique et changer les habitudes des distributeurs. La Presse fait le point sur la récente évolution du marché du cinéma à l'heure où le Quartier latin termine une semaine de célébrations.

Quinze, 20, 25 et même 30 salles! Au début des années 90, la démesure du cinéma hollywoodien s'est fait sentir jusque dans ses cinémas. Aux oubliettes, les édifices de cinq salles chez nos voisins du Sud! Bienvenus aux mêmes films débutant à 15 minutes d'intervalle dans plusieurs salles d'un même complexe!

Révolutionnaires, les multiplexes n'ont évidemment pas mis de temps à faire des petits au Canada et au Québec. À Montréal, le 12 décembre 1997, le cinéma Quartier latin ouvrait ses portes en grande pompe, après plusieurs années de discussions avec la Ville de Montréal et de retours à la table à dessin. L'humoriste François Morency a été engagé, à l'époque, pour animer le gala d'ouverture et présenter la toute première projection du cinéma: Les Boys.

Avec ses 3000 sièges répartis dans 17 salles à gradins aux écrans immenses (jusqu'à 50 pieds de large) avec système de son Dolby Stéréo, ses comptoirs de nourriture, son bar et son aire de jeux, le Quartier latin offrait, du coup, plus que le client en demandait. «Cineplex avait construit un cinéma à gradins à Los Angeles, raconte Claude Chabot, ex-vice-président Cineplex Odéon, aujourd'hui président de Groupe Popcorn. On a importé notre expérience américaine. Au départ, les plans prévoyaient 24 salles en pente sur trois étages. L'entreprise s'est battue pour qu'il y ait des salles à gradins. Comme ça nécessitait alors des plafonds plus haut, il a fallu réduire le nombre de salles.»

L'ouverture du Quartier latin a inévitablement provoqué la disparition des cinémas traditionnels de Cineplex Odéon au centre-ville de Montréal. Cinq mois plus tard, le Cinéma du complexe Desjardins (quatre écrans) fermait ses portes. Les cinémas Berri (cinq), Faubourg Sainte-Catherine (quatre), Égyptien (trois) et Le Parisien (six) allaient aussi rendre l'âme l'un après l'autre.

Le Quartier latin n'allait pas rester longtemps le seul maître à bord à Montréal et dans ses environs. Le Paramount (devenu depuis le Banque Scotia) a ouvert ses portes, rue Sainte-Catherine Ouest, le 18 juin 1999. Du côté de la compétition, le StarCité Montréal dans l'Est de la ville (17 écrans) et le Colossus à Laval (18 écrans) ont accueilli leurs premiers clients le 17 novembre 2000. Le AMC Forum (22 écrans) est entré dans la ronde le 4 mai 2001. De 1998 à 2005, le clan Guzzo a inauguré une dizaine de mégaplexes et de centres de divertissements.

Le phénomène s'est aussi manifesté dans le reste du Québec. Si on est passé, de 1997 à 2006, de 134 établissements à 127 au Québec, le nombre de fauteuils a bondi de 109 941 à 158 211. Et le nombre d'écrans moyen par établissement, de 4,1 à 6,4, selon l'Institut de la statistique du Québec.

Sans surprise, le nombre plus élevé de salles a favorisé la multiplication des copies de films. «Avant l'avènement des multiplexes, on pouvait produire une cinquantaine de copies d'un film, note Simon Beaudry, président de Cinéac, qui compile les recettes des films au Québec. Pour des longs métrages comme Da Vinci Code et ceux de la série Harry Potter, on est monté jusqu'à 200, au Québec seulement. Conséquemment, la vie des films en salle a diminué.»

D'aucuns diront que la multiplication des écrans n'a pas fait que des heureux. «Les multiplexes ne sont pas faits pour encourager les films d'auteur, mais pour multiplier les copies, estime Louis Dussault, président de la maison de distribution indépendante K-Films Amérique. Si l'AMC présentait davantage de films sous-titrés en français, ce serait intéressant. On y sert mal le public francophone. Et quant aux cinémas Guzzo, ce sont des endroits de malbouffe où l'on va faire promener ses enfants. Ce n'est pas un avancement pour le cinéma. On y attire les gens avec n'importe quoi. Cette importation des centres commerciaux américains va faire son temps.»

«Cependant, le Quartier latin est situé à un endroit où il y a une demande pour les films d'auteur et étrangers. J'ai pu y présenter La question humaine, par exemple. Ses salles accueillent tous les genres de public.»

«Je voulais que le Quartier latin soit un cinéma haute gamme, dit Claude Chabot. L'aire de jeux fonctionne raisonnablement. Pas autant qu'à Brossard. Beaucoup d'intellectuels vont au Quartier latin. Ce n'est pas un cinéma bonbon.»

Vincent Guzzo, vice-président exécutif des cinémas Guzzo, ne croit pas à la détérioration des conditions pour le cinéma québécois et d'auteur depuis l'avènement des multiplexes et des centres de divertissements au Québec. «Dans les années 90, on a programmé beaucoup de films québécois et d'auteur, même si on ne remplit pas à coup sûr des salles, note-t-il. On se limite aujourd'hui à des Astérix et Cruising Bar. Mais dans un complexe de 16 salles comme celui de Pont-Viau, on projette toujours quelques films québécois. Cela dit, le risque est le même avec les films américains. On s'est cassé la gueule avec l'impopulaire Speed Racer

Heureusement pour les Guzzo, il n'y a plus que le cinéma qui compte dans ses centres de divertissement. «Le cinéma n'est pas moins important pour nous, aujourd'hui, mais nos revenus générés par les admissions en salle le sont moins. Avant, les entrées représentaient 80% des recettes. Maintenant, 65%. La nourriture génère 25% des recettes et les jeux vidéo, 10%».

Sans doute parce que les prix d'entrée en salle de Cinéma Guzzo sont demeurés les mêmes depuis cinq ans (jamais plus de 10$ pour une place). C'est trois dollars de moins qu'au AMC Forum. Au Quartier latin, une entrée pour adulte coûte 10,50$. «Il y a sept ans, le prix des billets a grimpé à 12,50$, comme dans le reste du Canada, note Claude Chabot. Puis, on s'est aperçu que c'était trop cher. C'est Famous Players qui a parti le bal au cinéma StarCité... dans Hochelaga-Maisonneuve! Un peu comme les pétrolières, on s'est mis de pair avec StarCité pour baisser les prix.»