Il y a de grands artistes qui n'ont pas la gueule de leurs oeuvres. David Lynch fait partie de ceux-là. 

D'un côté, des oeuvres cinématographiques étincelantes, sombres, souvent énigmatiques et angoissantes, d'une sophistication pas franchement américaine. 

D'ailleurs ses trois plus récents films ont été produits en France par Studio Canal, et leur public a d'abord été européen. 

De l'autre, dans cette suite du Plaza Athénée où il donne ses interviews, un grand gaillard en forme, crinière drue et grisonnante, aux gestes assurés et à la voix grave: une allure de fils de bonne famille né (comme lui) dans le Montana, et des traits qui, en plus carré, rappellent vaguement James Stewart. Un croisement de cow-boy et de bourgeois éduqué de l'Amérique profonde. 

À part ça, David Lynch est un créateur universel, un artiste cosmique. S'il est de passage ces jours-ci à Paris, c'est pour la sortie d'un petit livre de réflexions intitulé Mon histoire vraie (titre original, plus proche de son propos: Catching The Big Fish). «J'ai eu des rencontres avec des étudiants dans 13 universités américaines. Pour parler de méditation, de création, de cinéma. Les échanges, les questions et les réponses ont abouti à cette centaine de très courts chapitres.» 

Pourquoi pas un livre en effet? David Lynch est un créateur protéiforme. «Grâce à la méditation, que je pratique deux fois par jour, je suis parfaitement réceptif au monde environnant. Les idées me tombent dessus sans que je sache d'où elles viennent et ce qu'elles signifient. Alors je me dis: en effet, ce serait bien aujourd'hui de dessiner cette chaise ou cette table. Ce serait bien d'écrire de la musique. Ou de faire CE tableau. Ou de coucher sur le papier une idée de scène pour un film. Et je le fais.» 

Ces jours-ci, explique-t-il, il se consacre surtout à la musique et à la peinture (fort intéressante) qu'il pratique depuis les origines: «Mais je suis également en train de réaliser un documentaire sur une tournée de conférences que j'ai faite récemment dans 15 pays différents, à propos de la méditation. Cela me laisse du temps pour penser à ce que pourrait être mon prochain long métrage.» 

La méditation, donc. C'est le fil conducteur de son livre: «Chaque individu, explique-t-il, possède en lui un noyau de conscience plus ou moins important mais réel: c'est la méditation qui fait sauter les barrières mentales et permet d'y avoir accès. Et de devenir réceptif aux énergies environnantes.» 

«Je suis donc simplement ouvert à l'énergie du monde extérieur. Je reçois des signaux, des idées. Ce sont comme des poissons. Vous les voyez passer, vous en remarquez un, vous le suivez, vous l'attrapez. Et vous le faites cuire! Sans savoir exactement pourquoi. D'ailleurs des amis me demandent: "David, pourquoi si tu es si heureux et en paix avec toi-même, fais-tu des films pareils ?" Je leur réponds: "Pourquoi serais-je obligé de souffrir en montrant la souffrance? Je suis simplement celui qui reflète l'univers, avec ses contradictions et des violences."»

C'est la raison pour laquelle David Lynch, à l'instar de ses spectateurs les plus avisés, ne connaît pas la signification complète de ses films: «J'ai commencé par la peinture, dit-il, et pour moi le cinéma n'est pas une forme d'expression différente. Un film peut très bien n'avoir aucune rationalité identifiable. Il exprime des choses que les mots ne peuvent dire. Il y a des films abstraits, comme des tableaux abstraits. Bien sûr, dans le cas de films "figuratifs" (Elephant Man, The Straight Story), l'histoire est claire et il y a moins de place pour les interprétations multiples. Cependant, même dans ces films (comme dans les oeuvres réalistes de Fellini par exemple), ce qui fait leur force ce sont des moments magiques et inexplicables, une certain organisation de l'espace.» 

David Lynch laisse donc les «gros poissons» lui courir après. Et laisse faire le hasard. Mulholland Drive (2001), par exemple: «J'avais fait une première ébauche, qui était en fait le pilote pour une nouvelle série télévisée. Je ne connaissais donc ni le début ni la fin de l'histoire. Le pilote a été visionné à six heures du matin par un type de l'ABC qui passait des coups de fil en même temps et a trouvé ça mortel. L'ébauche m'est restée sur les bras - et soudain j'ai trouvé le lien, et ce fut un film.» 

Idem pour INLAND EMPIRE (2006): «Dans la rue, je croise Laura Dern, et je lui propose de faire un bout d'essai - peut-être pour l'Internet - avec ma nouvelle caméra numérique. Une scène époustouflante de 70 minutes. Plus tard, j'ai une deuxième idée de scène, sans rapport avec la première. Puis une troisième, encore plus éloignée. Et finalement, il a fallu un hasard, l'apparition d'une ampoule de sapin de Noël combinée avec celle d'un acteur polonais aux lunettes étranges pour que je constate qu'il y avait un champ unifié entre toutes ces séquences. Mais ce n'est qu'à la moitié du tournage que j'ai compris que je tenais un film.» 

Artisan de l'immatériel, Lynch s'anime encore davantage lorsqu'il est question de technique: «Je n'aurais jamais pu faire INLAND EMPIRE sans cette caméra numérique que j'utilisais pour la première fois. Si légère! Et on peut tourner au-delà de 40 minutes sans interruption. Il est certain que je ne tournerai plus jamais avec une caméra classique. Le numérique a fait d'incroyables bonds en avant: la nouvelle HD, par exemple, est d'une précision presque effrayante. J'adore la «vieille» Sony PD-150, de qualité inférieure. J'adore cette qualité inférieure, comme celle de vieux films en 35 mm.» 

Ce genre de considération est-il de nature à séduire l'industrie cinématographique américaine? «À l'exception de Dune, que j'ai décidé d'oublier, je n'ai jamais travaillé dans la machine hollywoodienne, dit-il. J'ai mis cinq ans à financer et terminer Eraserhead (1977), qui a coûté moins d'un million de dollars. La question, pour moi, du final cut ne se pose même pas: on ne dit pas à un peintre de revoir son tableau. Je n'ai même pas envie de me battre pour obtenir le dernier mot à Hollywood. Depuis plus de 10 ans, mes films sont produits en France, le pays phare pour la culture et j'en suis heureux.» Lui qui, apparemment, ne parle pas quatre mots de français, serait-il devenu un exilé, un Européen? «Je suis parfaitement américain, dit-il en s'allumant une Marlboro, mais vous savez il n'y a pas deux Américains pareils.» 

Ne dites pas à David Lynch que le Plaza Athénée et Paris sont séparés des États-Unis par un océan: il croit que tout ça fait partie du même univers. Qui baigne dans un océan de conscience. 

David Lynch
Mon histoire vraie
160 pages. 
Sonatine Éditions. 
Disponible en magasin.