En principe, le cinéaste français Abdellatif Kechiche aurait dû réaliser La graine et le mulet avant La faute à Voltaire, et bien avant L'esquive, le film qui l'a imposé sur la scène internationale. À l'époque, il souhaitait donner des accents de vérité à cette histoire fictive en offrant le rôle principal du film à son propre père, et les autres partitions à des membres de sa famille.

«Mais allez donc tenter de trouver du financement pour une histoire de couscous qui met en vedette de parfaits inconnus! explique l'auteur cinéaste, de passage en nos terres un peu plus tôt cette semaine. C'est encore très difficile aujourd'hui, alors que j'ai une petite notoriété, alors imaginez à l'époque!»

Peut-être l'attente en aura finalement valu la peine. Dans la mesure où La graine et le mulet, qui a remporté quatre trophées César un peu plus tôt cette année, est un film très accompli. Qui sait si Kechiche aurait pu afficher la même maîtrise 10 ans plus tôt?

«Évidemment, je ne pourrai jamais savoir à quel point le film que j'ai fait aujourd'hui est différent de celui que j'aurais pu réaliser à l'époque, commente-t-il. À cet égard, le cinéma - et la réalisation - laisse parfois un arrière-goût plus amer car nous sommes animés d'un sentiment d'impuissance. On ne domine jamais les choses en tant que créateur, on les subit.»

La genèse de La graine et le mulet a d'ailleurs été marquée par des revirements dramatiques. Même si la première mouture a été écrite il y a longtemps, Kechiche a d'abord dû se tourner vers d'autres projets, plus «intéressants» aux yeux des producteurs. Leur flair a d'ailleurs été bon puisque La faute à Voltaire s'est notamment fait remarquer au Festival de Venise en 2001 (Lion d'or de la Première oeuvre), et L'esquive, son film suivant, fut couronné des trophées César les plus prestigieux quatre ans plus tard.

Une décharge affective
«L'histoire de La graine et le mulet rejoint mon histoire personnelle, indique l'auteur cinéaste. Mon père est décédé pendant que je montais L'esquive. J'ai mis beaucoup de temps à lui trouver un remplaçant. La décharge affective, qui servait de moteur au projet, s'est forcément transformée. J'ai trouvé un comédien formidable pour camper le rôle; j'ai répété longtemps avec lui et puis, peu avant le tournage, cet homme est tombé à son tour malade. Il est mort peu de temps après. Quand des événements comme ceux-là surviennent, l'instinct de survie prend alors le relais. Quelque part, je me disais qu'il fallait faire ce film coûte que coûte.»

Si l'envie de renoncer lui a bien entendu effleuré l'esprit, Kechiche a tenu bon. Un ami de son père, Habib Boufares, a finalement accepté de camper le personnage, même s'il n'avait jamais évolué devant une caméra de sa vie.

«Et puis, les autres comédiens avaient déjà travaillé tellement fort que je ne me sentais pas le droit d'abandonner.»

Là réside probablement d'ailleurs la force du cinéma de Kechiche. À l'instar d'un Mike Leigh ou d'un Ken Loach, le cinéaste travaille beaucoup en amont avec ses acteurs - souvent des inconnus - et répète avec eux sans relâche. Il n'aime pas le mot «méthode», mais il tire quand même de cette façon une vérité qui ne pourrait pas s'inventer autrement.

«Quand une scène est à point, on le sent d'instinct, explique Kechiche. Le travail avec l'acteur est au coeur de ma démarche de cinéaste. Je peux ainsi multiplier les prises jusqu'à ce que la magie opère. Sur le plateau de La graine et le mulet, j'ai carrément fait preuve de gourmandise car j'ai demandé des prises supplémentaires de scènes que je savais déjà bonnes. Simplement pour le plaisir de voir jouer les acteurs!»

Le cinéma de Kechiche est d'ailleurs tellement en prise directe sur la vie qu'il émane de son univers un dynamisme qu'on pourrait croire accidentel. Rien n'est plus faux. Chaque image est savamment composée, et chaque réplique est rigoureusement écrite.

«Je ne peux pas faire autrement car une scène comme celle du repas en famille, par exemple, est très découpée. Nous l'avons répétée pendant un mois, et tournée pendant deux semaines. Nous ne pouvions tourner plus de trois prises par jour car je tenais à ce que les comédiens mangent vraiment.»

Personne ne s'est d'ailleurs fait prier pour honorer le couscous que préparait tous les jours pour l'équipe Bouraouia Marzouk, l'interprète du personnage de la mère dans le film. Et excellente cuisinière dans la vie...

Un film «politique»
En s'attardant au parcours d'un «immigrant de la première génération» qui tente d'ouvrir un restaurant à Sète, Kechiche affirme avoir simplement voulu faire exister à l'écran un milieu ouvrier qu'il connaît bien. «C'est pourquoi j'ai pris le pari de l'observation. Je ne voulais pas que le discours prenne le pas sur l'histoire. Cela dit, le simple fait de faire exister ces personnages à l'écran devient un geste politique. La façon de regarder mes personnages, et de les filmer, fait elle-même partie du discours.»

Le désir d'aller à l'encontre de la représentation habituelle que font les médias des Français d'origine maghrébine figurait aussi à l'esprit de l'auteur cinéaste, surtout en ce qui a trait aux femmes.

«Je tenais à ce que les personnages féminins soient très forts parce que cela correspond tout à fait à la réalité dans laquelle je vis. Je n'invente rien. Mais cela va à l'encontre des idées reçues et de la caricature.»

Aussi Kechiche ne se gêne-t-il pas pour dire que les petites discriminations dont sont victimes les gens venus d'ailleurs, conscientes ou inconscientes, sont aussi bien présentes dans le milieu du cinéma.

«Bien sûr, je dirais qu'en général, la «famille» du cinéma m'a adopté puisqu'elle m'a consacré deux fois en quatre ans! Je ne vais évidemment pas me plaindre. Je ne peux toutefois pas dire que je m'y sens toujours à l'aise. Peut-être est-ce simplement une question de caractère, mais il est certain que je ressens parfois une réticence, voire même une hostilité, de la part de certaines personnes. L'identité même du cinéma français est en train d'évoluer - de se transformer à vrai dire - et cela ne fait pas l'affaire de tout le monde.»

Après trois films de même nature, Kechiche se lance aujourd'hui dans un projet très différent, un drame à caractère historique inspiré de celle qu'on surnomma «Vénus Hottentote», une Sud-Africaine au physique particulier qui devint une bête de foire en Europe au début du XVIIIe siècle.

«J'ai envie d'emprunter une autre approche afin de me maintenir en déséquilibre, quitte à me jeter dans le vide. J'ai besoin de me renouveler pour éviter la redite. Je ne voudrais pas tomber dans les tics ou la caricature.»

La graine et le mulet est présentement à l'affiche.