Tragédie de l’histoire moderne du Québec, la tuerie de Polytechnique est pour la première fois le sujet d’un film. Loin des polémiques et des douleurs que peuvent susciter le film, Denis Villeneuve présente Polytechnique, un «film de guerre», donc, mais aussi un film poétique et «de consolation», espère le réalisateur, rencontré cette semaine à Montréal.

Voici l’intégrale de l’entrevue qu’il nous a accordée.

La Presse : Après plusieurs années de travail et de discussions, Polytechnique sort dans quelques jours. Comment vous sentez-vous?

Denis Villeneuve : En cinéma, c’est le meilleur film que j’ai fait jusqu’à maintenant. Comment les gens, comment les critiques vont recevoir le film? Je n’ai aucun contrôle là-dessus, et je suis serein. Quand tu fais un film, tu acceptes le regard des autres.
 
Q: Polytechnique est un film choral. Marc Lépine n’est pas le personnage principal. Conserver une distance avec le tueur, c’était important pour vous?

R: Pour faire le film, on avait l’aval des familles et de la Fondation du 6 décembre qui trouvaient que c’était une bonne idée, mais à condition que cela ne soit pas un portrait de tueur. On est toujours fascinés par les tueurs: c’est plus facile de faire un film sur le tueur que sur les conséquences de ses gestes. Le tueur est le moteur de l’action, le catalyseur, mais il n’est pas le personnage principal. Cela dit, il est présent dans le film. On essaie de faire sentir comment le personnage allait, de faire sentir toute la charge de violence déployée dans l’école.

On n’a pas cherché à expliquer le tueur: parce que ça allait être réducteur, simpliste. Cet homme-là est le produit d’une addition monstrueuse. Pour expliquer son comportement, il faut expliquer une somme de choses. Cette somme a peu de chances de se reproduire. On a beaucoup de difficulté à trouver ce qui unit les auteurs de tueries, à part le fait qu’ils ont des difficultés et qu’ils viennent de la banlieue. Sinon, entre Kimveer Gill et Marc Lépine, il y a peu de points communs. Donner des raisons, je trouve ça inintéressant, et erroné.»
 
Q: Toutefois, on entend Maxim Gaudette lire la lettre rédigée par Lépine, le 6 décembre.

R: Le film est un film de fiction, mais il est basé sur des témoignages. On a fait un paquet de recherches avec Jacques Davidts (le scénariste), on a eu le soutien de la police pour tracer le portrait du drame. On a essayé de s’en tenir à ce que l’on savait. Maintenant, c’est un film de fiction. Quand on a terminé le scénario, on pouvait suivre le parcours du tueur au centimètre près. Quand j’ai commencé à faire la mise en scène, je me suis rendu compte qu’on était dans la fiction. Très vite, je me suis rendu compte que j’étais dans l’imaginaire. Pour la lettre, c’était un outil qui nous permet de rentrer dans sa psyché. Cela donne un bon portrait du bonhomme: c’est quelqu’un qui est capable de bien s’exprimer, mais est en même temps en plein délire. C’était pour nous un rayon X de sa pensée.
 
Q: Vos deux personnages principaux sont un homme (Sébastien Huberdeau) et une femme (Karine Vanasse). Est-ce par souci d’équilibre que vous avez mis à l’écran deux survivants des deux sexes?

R: L’idée c’était de ne pas faire un film sur le point de vue féminin ou masculin, mais de mettre les deux à l’écran (…) Je ne voulais pas un couple, mais un homme et une femme qui portent chacun un vecteur de l’histoire à l’écran.
 
Q: Lors d’une entrevue au printemps dernier, vous aviez parlé du tournage de Polytechnique comme d’un tournage difficile, éprouvant. Est-ce que ces conditions influencent le film, tel qu’on le voit à l’écran?

R: Le tournage a été difficile émotionnellement, mais aussi extrêmement stimulant créativement. La position de la caméra avait toujours un impact politique ou moral. Il y avait toujours un sens. Avec Pierre Gill (le directeur photo), on s’est vraiment creusé la tête pour avoir le regard juste. C’est très difficile de planifier le découpage technique avant: cela s’est fait sur le plateau. Il n’y avait pas de volonté esthétique derrière le film, on était toujours dans le point de vue moral. Ça a été très sain, c’est comme ça que je voulais faire du cinéma. Les comédiens se sont beaucoup investis, et il y avait une peur réelle du fusil, c’est une arme de combat. Le calibre des balles de fusil étaient très impressionnants. On utilisait beaucoup le fusil pour la mise en scène: les gens étaient vraiment terrorisés par ça. La tension qu’il y avait sur le plateau se retrouve dans le film.
 
Q: Je voulais revenir sur le bruitage. Le film commence en silence : on entend seulement le bruit de la photocopieuse, interrompu par une détonation. Sinon, c’est un film très silencieux…

R: Le cinéma, ça s’apprend sur le tas. Je trouvais que par le passé j’avais fait des films qui étaient très tape à l’oeil au niveau du son, très immatures. Je suis fasciné par Kurosawa, Ikiru, et l’utilisation du son. On a tendance, souvent, à surcharger les bandes sons, et j’avais envie d’avoir un film très épuré au niveau du son. Je voulais le son le plus naturaliste possible, le plus proche du documentaire (…) Les impacts de fusil ont été très travaillés pour rendre justice au son et à ce que tu ressens quand tu entends ça, dans une classe. Le son de la musique, aussi, était difficile.

J’aurais mis moins de musique. Sans musique, le film était insupportable. La musique, c’est bête, mais cela vient te prendre par la main, cela te console. C’est incroyable à quel point les outils du cinéma ont un sens moral ou politique. C’est vraiment la première fois où j’ai l’impression de faire du cinéma. La caméra et le son ont un impact majeur. Tout le temps: même la façon dont on a étalonné (l’image), on a essayé de rendre le noir et blanc le plus quotidien possible, humble. On recherchait l’humilité dans l’ensemble du film. On voulait faire les plans les plus sobres possibles.
 
Q: Pourquoi le noir et blanc, justement?

R: Parce que, selon moi, le noir et blanc donnait une distance poétique au film. En couleur, les choses seraient tombées dans une espèce de sensationnalisme. En noir et blanc, cela donne une distance, cela permet d’être dans l’émotion (...) On filmait aussi, et ça c’est personnel, dans des lieux qui sont du panthéon des choses les plus laides au monde. Quand on travaille en noir et blanc, tout devient géométrique, tout devient mathématique. Les univers d’ingénieur, cela épousait le propos du film.
 
Q: Vous filmez l’alignement des casiers, les étagères à la bibliothèque, des néons dans les couloirs ou des miroirs. Vous parlez de géométrie: est-ce que ces plans y participent?

R: Oui, il y avait une volonté d’utiliser l’espace, d’en dégager une poésie, mais le problème avec ça, c’est que Gus Van Sant, un maître, l’avait fait avant moi! C’est difficile après d’aller dans le même sentier. J’ai adoré Elephant, et quand je l’ai vu, je n’aurais jamais pensé faire un film sur un sujet similaire. Pour ça, il a fallu que je me dédouane, que je tourne le dos à Gus Van Sant. Sans cela, je n’aurais pas pu faire le film.
 
Q: Cela donne tout de même une poésie, une respiration entre des scènes plus difficiles.

R: Oui, et aussi, on a eu un cadeau : la neige. Il a neigé tout le temps, on avait tout le temps le même type de neige. C’est trivial, mais cela m’a permis de faire des plans que je n’aurais jamais pensé faire. On a été gâtés.
 
Q: Il y a quelque chose, dans Polytechnique, qui tient de la guerre. Les filles forment un véritable peloton d’exécution. Vous montrez aussi la célèbre toile de Picasso, Guernica. Pourquoi?

R: J’avais vraiment l’impression de faire un film de guerre, de filmer la guerre dans ce film. La guerre n’est pas une question de nombre: une personne avec un fusil peut être là, et c’est la guerre (...) Il y a un plan que j’aime beaucoup, le premier plan du film: c’est le quotidien, et tout à coup, le feu arrive. Pour moi, c’est ça la guerre. Et Guernica, était une façon de sortir de l’école. Je fais le parallèle sur le tueur et le fascisme que dénonce Picasso. Pour moi, Marc Lépine est un fasciste Aussi, je trouvais que Guernica a cette idée : Picasso n’était pas à Guernica, mais il a voulu témoigner de l’horreur de l’événement. J’ai appelé aussi mon film Polytechnique comme lui a appelé sa toile Guernica. Humblement, j’avais cette idée de faire quelque chose d’artistique. On a le droit d’explorer des sujets douloureux, que je trouve sensible. Les peintres peuvent s’y intéresser sans qu’on leur demande de se justifier…
 
Q: Vous trouvez qu’on vous demande beaucoup de vous justifier?

R: Mais c’est pas grave du tout. Pour moi, c’est une démarche «artistique» et je trouvais que ce projet était profondément ancré dans la société. Je savais qu’en le faisant, cela soulèverait des questions. C’est pour ça que je montre Guernica.
 
Q: Il y aussi la nature des victimes : d’un côté, les civils, de l’autre, les femmes.

Tout à fait, mais cela montre aussi la pluralité des victimes. Le bourreau, dans Guernica, massacre tout le monde. Dans Polytechnique, le tueur a blessé les femmes, et le Québec au complet : les hommes et les femmes, en général.
 
Q: Quel regard portez-vous sur les événements de Polytechnique?

R: J’ai fait un geste de consolation. On ne peut pas se consoler d’un truc pareil, mais on peut peut-être garder espoir dans une certaine forme d’humanité. Pour moi dans ce film, il y a l’arrivée de la femme au pouvoir qui crée une certaine peur chez l’homme. Ce changement là est, de manière générale, très bien géré. Les gars, en général, sont ouverts. Mais il y a une peur qui existe : le tueur représente cette peur. C’est ce que j’ai essayé d’explorer. Cette peur, ce partage du pouvoir (…) Il y a quelque chose qui me touche profondément dans le féminisme.
 
Q: Voyez-vous Polytechnique comme un film féministe?

R: J’aurais tendance à dire que oui, quand même. Même si il n’y a pas qu’un seul féministe. Il y a plusieurs idéologies. Certains vont trouver que le film n’est pas féministe. Comme homme, je me dis, je suis comme un Blanc qui fait un film sur les Noirs: de quoi je me mêle (rires)? En même temps, cela me touche trop. Il y aurait probablement des films à faire sur le féminisme, en dehors de la violence. C’est ça qui est dur avec Polytechnique: le sujet est tellement dur, qu’essayer d’élaborer sur les hommes et sur les femmes, on pouvait vite basculer dans la démagogie.
 
Q: On sent dans le film le souci de se tenir à distance.

R: Ce que je veux faire, c’est provoquer le débat. Faire des films consensuels qui sont là pour plaire, non merci. Je trouve ça bien, des films qui provoquent des réactions. Je pense à La haine, de Matthieu Kassovitz. J’avais tellement aimé ce film: un film ancré dans sa société, mais avec une portée universelle. Ce n’est pas du cinéma pour faire du cinéma. Ken Loach, Costa-Gavras, les frères Dardenne cela n’a aucun rapport avec ce que je fais, mais j’adore que le cinéma soit capable de prendre une distance poétique avec la réalité.
 
Q: Vous étiez étudiant, vous aussi, en 1989. Quels souvenirs gardez-vous de la tragédie de Polytechnique?

R: Le souvenir que j’en ai, c’est de consoler mon amoureuse pendant une éternité. Moi, j’étais coupé de mes émotions: j’essayais de comprendre. Le film, cela m’a permis d’explorer cette blessure, de faire un voyage dans le temps (…) J’ai fait en sorte que la direction artistique ou les costumes soient les plus sobres possibles, de faire en sorte que le film ait l’air le moins contemporain. J’avais envie pour ce film, de quelque chose le plus réaliste possible.

Q: Vous n’aviez pas tourné de long métrage depuis le début des années 2000.
Maintenant, après Polytechnique, vous êtes en pleine préparation d’Incendies. Êtes-vous définitivement de retour au cinéma?

R: J’ai arrêté pendant un bout de temps, et j’ai développé des projets. Polytechnique est arrivé comme une cerise sur le sundae et a déboulé plus vite. Incendies, c’était plus «difficile» à faire techniquement. En cinéma, tu apprends sur le tas. Incendies est un film costaud, avec une charge de violence et de déploiement plus grand. Mais c’est une coïncidence que j’ai fait ces films les uns après les autres. C’est la seule fois dans ma vie ou je vais faire des films comme ça. Après Incendies, je vais retourner en écriture.

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