Sa maison est à vendre. Le cinéma qu'il a fondé il y a plus de 40 ans fermera ses portes dans quelques mois, privant le festival qu'il a lancé il y a 38 ans de deux magnifiques salles. Il a été désavoué récemment par ceux qui ont pris sa relève. Claude Chamberlan est-il malheureux? Désespéré? Pas le moins du monde, répond ce diable de dépisteur débonnaire qui ne peut s'empêcher de regarder en avant et d'y voir un nouveau... cinéma.

Claude Chamberlan est un peu comme Forrest Gump. Il semble toujours être là quand l'Histoire est en train de s'écrire. Il était au pied du lit de John et Yoko quand ceux-ci ont fait leur bed-in à Montréal. Il a rencontré Fellini et Marcello Mastroianni à Cinecittà sur le plateau de Ginger and Fred.

Il a retrouvé Alain Vian, le frère de Boris Vian, rue Grégoire de Tours à Paris. Il a bu un pot, sinon plusieurs, avec Marguerite Duras. Il a couché dans la chambre de Jean Cocteau à Villefranche-sur-Mer. Il a vu le grand John Cassavetes à l'oeuvre en 1985 sur le plateau de Big Trouble, le ventre énorme, le foie rongé par une cirrhose, mais toujours aussi passionné de cinéma.

Il a décerné sa première Louve d'or à un illustre inconnu qui, plusieurs années plus tard, remportera la Palme d'or à Cannes et peut-être un Oscar: Laurent Cantet, le réalisateur d'Entre les murs. Il a triplé avec Wim Wenders, Jim Jarmusch, Jean-Luc Godard, Annie Sprinkle, Al Pacino et sans lui, une foule de grands noms du cinéma n'auraient jamais mis les pieds à Montréal.

Pourtant, à 59 ans, bientôt 60, cet éternel optimiste, bouillant boute-en-train et tripeur tripatif, se retrouve devant... presque rien. Il n'est plus directeur général du Festival du nouveau cinéma qu'il a fondé avec Dimitri Eipides en 1971, mais simple programmateur pigiste.

Il ne gère plus le cinéma Parallèle qui crèche à Ex-Centris chez Daniel Langlois et qui va bientôt fermer ses portes et devoir se reloger ailleurs. Ses relations avec Daniel Langlois, le mécène qui le sauva de la faillite en 1998, épongea ses dettes et devint son principal associé, sont au beau fixe, sinon plutôt froides.

Les deux hommes ne se fréquentent plus et ne se parlent que lorsque la nécessité d'une crise l'impose. C'est arrivé récemment quand Langlois a annoncé le changement de vocation de ses salles de cinéma au complexe Ex-Centris pour la fin mars.

Apprenant la nouvelle en même temps que tout le monde, Chamberlan a tenté de convaincre Langlois d'accorder aux directeurs du Parallèle et au directeur du Festival du nouveau cinéma un sursis d'un an. Langlois a refusé. Qu'à cela ne tienne.

Chamberlan a immédiatement ressorti de ses tiroirs un projet de salles de cinéma dans le centre-ville. Il en a informé les médias en laissant entendre que l'affaire était pratiquement dans le sac et qu'un consortium était en train de prendre forme.

Cette annonce, un brin précoce, a mis le feu aux poudres et déclenché une avalanche de démentis et de désaveux tant de l'équipe de Daniel Langlois que de celle du Parallèle et du FNC.

Claude Chamberlan aurait pu en prendre ombrage et se sentir offensé. Après tout, plusieurs de ceux qui l'ont désavoué publiquement ont été nommés ou recommandés pour le poste qu'ils occupent par Chamberlan lui-même.

Mais l'homme n'est pas rancunier. Il reconnaît qu'il y a eu un grand malentendu et affirme qu'en annonçant le projet de salles de cinéma, il le faisait en son nom personnel et avec un seul but: remonter le moral des troupes, désespérées de savoir que le navire amiral du cinéma indépendant à Montréal allait disparaître.

Réalité ordonnée

Le jour de notre rencontre, une semaine après la crise, il ne change pas sa version des faits et n'accable personne. Il m'ouvre la porte du rez-de-chaussée qu'il loue dans le Mile-End, avec sa sempiternelle bonne humeur, plus convaincu que jamais de la nécessité de trouver un nouveau lieu et une nouvelle adresse au cinéma indépendant à Montréal.

On a beaucoup parlé du côté cafouilleux, brouillon et bordélique de Chamberlan. Or en pénétrant dans son antre bourré de bibelots, une chose me frappe et me scie en deux: tout est en ordre, classé, casé, chaque chose à sa place, rien ne traîne.

Même s'il magasine constamment dans les boutiques de pacotilles et les marchés aux puces, chaque chose ramenée à la maison est immédiatement incorporée dans une sorte de mise en scène d'objets, qui n'a absolument rien de brouillon ni d'improvisé. Tout le contraire.

La seule raison qui pourrait expliquer le décalage entre l'image brouillonne de Chamberlan et sa réalité ordonnée, c'est la façon dont il s'exprime. En paroles, Chamberlan est souvent confus, échevelé et d'une éloquence hasardeuse, propice aux malentendus. Mais aujourd'hui, muni d'un papier où il a noté et classé ses idées, il est presque limpide.

«Le désaveu des gens du Parallèle et du FNC, c'était une tempête dans un verre d'eau et c'était déplorable dans la mesure où ça donnait l'impression que tout le monde était contre moi. Mais ce dont je parlais, ce n'était ni mon premier projet de salles ni mon dernier. En fait, ce projet-là, je l'avais en 1997, avant même de rencontrer Daniel Langlois. Ce que j'essayais de vendre au monde la semaine dernière, c'est l'idée d'un lieu qui renaîtrait au plus vite. On l'appellera le Copa Cabana ou whatever, mais ça prend un lieu. C'est clair. Un lieu au centre-ville. S'il n'y a pas de lieu, il y aura moins de films, moins de diversité, et Toronto va une fois de plus nous planter. Jusqu'à tout récemment, il y avait à Montréal une offre cinématographique nettement plus diversifiée qu'à Toronto, mais ils sont en train de nous rattraper.»

Le pire conflit

Chamberlan raconte qu'au tournant des années 2000, les cinémas d'Ex-Centris roulaient si bien que la nécessité d'agrandir s'est imposée d'elle-même. Sachant que Langlois était propriétaire de l'édifice voisin qui logeait un resto et un marchand de journaux, Chamberlan lui a proposé de faire ses salles multimédias dans cet édifice, d'ouvrir une nouvelle salle de cinéma à Ex-Centris et de relier le tout par une passerelle.

L'idée permettait de rapprocher le monde des nouvelles technologies avec celui du cinéma, tout en permettant à chacun d'avoir sa propre entrée et son propre hall de réception. Selon Chamberlan, Langlois envisagea cette solution pendant un temps.

Puis la crise des festivals éclata, opposant le groupe de Langlois à celui d'Alain Simard, le PDG de Spectra. On se souviendra que les deux groupes avaient déposé un projet en vue de lancer un grand festival international de cinéma. Or, même si Spectra a remporté la mise, c'est le groupe de Langlois qui, en réalité, avait obtenu l'aval du comité mis sur pied pour évaluer les propositions. À la dernière heure, une manoeuvre politique douteuse favorisa, à tort, le festival de Spectra.

Non seulement le festival fut un échec, mais il divisa âprement la communauté culturelle et poussa Langlois à prendre ses distances du milieu du cinéma, non sans une bonne dose d'amertume. Chamberlan affirme que c'est le pire conflit qu'il a vécu de toute sa vie. Chaque fois qu'il y repense, l'affaire le dégoûte autant qu'elle lui fait mal. Il laisse entendre aussi que le désengagement de Daniel Langlois à l'égard du monde du cinéma n'y est pas étranger.

En même temps, Chamberlan n'est pas du genre à regarder en arrière trop longtemps. C'est encore le cas aujourd'hui. Au lieu de se morfondre sur la fermeture des salles d'Ex-Centris, il milite ardemment pour un nouveau lieu qui pourrait être construit rapidement mais avec un souci architectural certain, sur un terrain qui a été repéré et qui est libre. «Au départ, il n'y aurait que deux salles et un café, mais l'augmentation de l'achalandage entraînerait automatiquement l'ajout de deux autres salles. C'est normal. C'est comme ça que le monde de la diffusion indépendante marche. Tu commences petit et tu prends de l'expansion lentement.»

Trop occupé pour créer

En l'écoutant rêver à voix haute, je pense à son père Julien Chamberland, un militaire du 22e Régiment, dont il a cherché très jeune à se distancer, notamment en enlevant le «d» à la fin de son nom de famille. Sa mère, Réjeanne Binette, était pianiste à CKAC. Il aurait d'ailleurs bien aimé qu'elle poursuive sa carrière musicale au lieu de tout abandonner pour les élever, lui et ses quatre soeurs. À l'âge de 13 ans, Chamberlan a quitté l'école et la maison de son père pour vivre une bohème précoce au centre-ville de Montréal, avant de devenir très brièvement chanteur pour les Soeurs de l'opéra, un groupe qui reprenait les pièces de Zappa et des Rolling Stones.

Étrangement, même s'il a toujours été du côté des créateurs et de la création, Chamberlan n'a jamais ressenti le besoin de créer quelque chose lui-même. «Je n'ai jamais eu le temps, répond-il. J'étais trop occupé à voyager, à établir des ponts dans les différents festivals. Et puis, toutes les fois où je voyais dans un festival un film qui me touchait et me bouleversait, je n'avais qu'un désir: le ramener au Québec pour qu'il soit vu par le plus de monde possible.»

Cette année, pris par la crise, Chamberlan a raté le festival de Rotterdam et n'ira pas à Berlin, deux festivals qu'il fréquente depuis des décennies. Cela ne semble pas trop lui manquer.

Planqué dans son rez-de-chaussée du Mile-End qui est à vendre, entouré de statuettes indiennes, de cendriers art déco, de décorations d'Halloween (la seule fête qui trouve grâce à ses yeux), de bobines de film, de photos et d'une vue aérienne de La Mecque dans un cadre qui s'illumine et peut passer en un clic du jour à la nuit, Chamberlan planche sur ses mille et un projets de cinéma, dont le retour à l'été de Magnifico, un festival de projections extérieures où il a déjà projeté des films au fond d'une piscine. Il y a ceux qu'on appelle les fous de dieu. Ils ont depuis longtemps un frère: Claude Chamberlan, le fou de cinéma.