Dans Je me souviens, Forcier s'inspire du Québec duplessiste pour parler de vengeance et des défaites du Québec d'aujourd'hui. Au centre d'une intrigue servie par des comédiens de premier ordre - Roy Dupuis, Céline Bonnier, Geneviève Bourgeois-Leclerc, Rméy Girard ou encore David Boutin - se trouve une petite fille, Némésis qui ne s'exprime... qu'en gaélique.

Q : Tout d'abord, je voulais vous parler de Je me souviens, un projet d'abord connu sous le nom de Nemesis, l'un des personnages du film. Pourquoi ce changement? 

R : Il y a un film allemand qui s'appelle Nemesis, et qui est sorti il y a quelques mois. Comme on parle de la province de Québec dans les années 60 et 70, j'ai voulu qu'il s'appelle Je me souviens.

Q : Dans le passé, vous avez souvent parlé des flashs qui inspirent ensuite vos films. Quel est le flash à l'origine de Je me souviens?

R : C'est né d'une conversation avec un bon ami à moi, le pédiatre Jean-François Chicoine. Il me disait qu'en Roumanie il y avait beaucoup de comportements para-autistiques sur les enfants issus des fermes d'élevage sous Ceausescu. On s'est rendus compte qu'une proportion assez importante des enfants de huit ans ne parlait pas. J'ai essayé de transférer cela dans un personnage québécois. J'ai greffé ensuite l'histoire des mines, en noir et blanc : l'Abitibi l'hiver, je trouvais ça beau, le noir et le blanc. Cela découpe dans la blancheur du paysage...C'est féérique et très cinématographique.

Q : Pour le contexte historique, vous nous amenez dans les années noires du Duplessisme.

R : Oui, dans la fin des années 40... Certains religieux, comme Monseigneur Charbonneau (intervenu en faveur des grévistes d'Asbestos en 1949, ndlr) étaient assez progressistes. Il y avait quand même un clergé progressiste au Québec, même si Monseigneur Charbonneau a été remplacé. Il n'y avait pas seulement des crucifix et de l'eau bénite. Il y avait une forte présence d'activistes marxistes dans les syndicats.

Q : Le contexte politique s'efface tout de même assez rapidement après l'arrivée d'une petite fille, Némésis, dans la deuxième partie du film.

R : C'est voulu. Il y a toute la situation qui est exposée, tout ce qui a créé la deuxième partie est exposé. C'est un choix absolument assumé. Mais le film commence dans la joie, un lyrisme presque bucolique. Et on passe à l'hiver, on expose de façon limpide les deux tendances : celle du patronat, qui veut engager des orphelins comme «scabs». Est-ce que Duplessis aurait été assez loin? Je le sais pas. Mais ce que je sais, c'est que les orphelins, c'est un thème qui a été traité au cinéma de façon vériste. Je pense qu'on arrive au vrai, et non à la vérité, en prenant des libertés sur la réalité.

Q : Ce que vous proposez n'est donc pas strictement historique...

R : C'est historique, car tous ceux qui ont connu la grande noirceur au Québec vont se reconnaître. Que Monseigneur Mador (interprété par Rémy Girard, ndlr) était le confident de Duplessis, ou plutôt son directeur de conscience, je ne pourrais pas le jurer. Mais en prenant cette liberté, je découvre beaucoup plus qu'en restant pieds et mains liés à l'histoire elle-même.

Q : Le film est campé en pleine noirceur, mais vous conservez un détachement avec ça, vous traitez du sort des Orphelins avec humour.

R : Il le faut! Les gens en avaient à l'époque, les Québécois ont toujours eu beaucoup d'humour et d'ironie envers eux-mêmes. Je vais dire quelque chose d'épouvantable, mais quand j'écrivais Je me souviens, je pensais au Québec contemporain, parce que le Québec contemporain ne s'en va absolument nulle part : on vote fédéraliste au provincial, séparatiste au fédéral, on est absolument incapables de se ramasser. Vous m'expliquerez qu'on puisse élire quelqu'un comme André Arthur? Madame Josée Verner? C'est pas atavisme, par ironie? Je l'espère.

Q : Faut-il voir dans Je me souviens un commentaire sur le Québec d'aujourd'hui : lequel?

R : Il faut voir une allusion au Québec d'aujourd'hui. C'est-à-dire que le Québec d'aujourd'hui est, pour employer un québécisme, aussi débretté que le Québec de Duplessis. Je ne suis pas historien : j'ai des intuitions. Là où je construis, c'est quand je construis l'histoire.

Q : Je me souviens a été tourné en Abitibi, en plein hiver. Voilà qui est rare au cinéma! 

R : Je suis tombé en amour avec l'Abitibi, Val d'Or, j'ai craqué pour le paysage quand j'ai vu le village minier qui se découpait sur les neiges éternelles. Cela n'a pas été économiquement facile, mais ma première assistante a fait une job extraordinaire. J'ai eu aussi des acteurs qui me sont fidèles. Ça pourrait être pire (rires)!

Q : Parmi eux se trouve Roy Dupuis que vous mettez dans la peau d'un personnage assez inattendu...

R : En Irlandais! Il y a beaucoup d'Irlandais dans ma famille : fouillez-moi, mais en tout cas c'est comme ça. Mon grand-père se souvenait avoir entendu dans sa famille une langue qui n'était pas de l'anglais, mais du gaélique. Je trouvais ça très beau qu'une jeune fille mutique (Némésis) se guérisse auprès une langue en danger. Pourquoi, je le sais pas, mais je trouvais ça plus challengeant de s'ouvrir au monde avec une langue en danger.

Q : Le gaélique en Irlande et le français au Canada, même combat?

R : Oui, il y a quelque chose. Le jeune narrateur du film a refusé le Québec, parce que sa mère a débandé de ses convictions, son père est devenu mercenaire. Il apprend que sa soeur est Némésis. Depuis, la langue a beaucoup changé au Québec, vous savez : le vocabulaire a changé, les gens sont devenus plus éduqués. Il y a des auteurs québécois qui se sont développés (...) au lieu de dire «j'fais deux shift back to back» on dirait «je fais deux quarts d'affilée». On ne se rendait pas compte à quel point on était colonisés.

Q : Comment avez-vous travaillé les passages du film tournés en gaélique?

R : On avait une prof de Concordia dont la langue maternelle est le gaélique. Elle a rencontré les comédiens pour le gaélique et a fait des cassettes où tous les mots que les comédiens devaient dire étaient séparés syllabe par syllabe.

Q : Votre film est en noir et blanc : pourquoi?

R : Le noir et blanc, on y revient, parce que cela permet, surtout dans le cas d'un drame, d'en dire davantage. La couleur n'ajoute pas toujours à un film. C'est un film tourné l'hiver, je voulais avoir des contrastes. D'ailleurs Polytechnique est en noir et blanc : on y revient, et cette surprise fait disparaitre l'idée selon lequel le noir et blanc c'est les films des pauvres.

Q : Vous voyez Je me souviens comme un drame?

R : Je dirais, comme un drame ironique avec des accents de comédies noires. L'ambigüité donne toutes sortes d'ouverture.

Q : Effectivement, vous faites mourir vos personnages avec beaucoup d'humour.

R : Ben oui, et pourquoi pas? Ce sont des règles d'art, qui nous sont imposées, alors que les personnages nous meurent dans les bras très vite, tous les jours. Dans le film, on remplace un acteur par un autre. Il y avait tellement de grands acteurs qui voulaient jouer dans ce film-là qu'il fallait bien en faire mourir un peu (rires)! J'aime ça l'absurde. Je n'aime pas le vérisme. Je trouve que l'absurde est le microbe qui fait apparaître le vrai, et non dans la réalité.

Q : Vous avez porté ce projet depuis plusieurs années. En avez-vous d'autres?

R : Oui, j'ai tout perdu. J'habite un quartier à Longueuil rough, qui s'appelait Coteau-Rouge. Je me suis attaché à ce quartier-là. J'ai ramassé des notes un peu éparses. C'est un sujet sur lequel je ne veux pas trop développer, il va falloir que je m'y mette à un moment donné.

Q : J'ai une dernière question pour vous, triviale. On réfère à vous comme André Forcier et Marc-André Forcier. Je suis un peu perdue!

R : Moi aussi je suis perdu! Je m'appelle Marc-André, mais quand j'étais petit, mon père m'appelait André, ma mère m'appelait André. Mon grand-père Forcier m'appelait Marc-André. Ma cousine m'appelait Marc-André. Donc, pour mon premier film j'ai dit André sera mon nom. Quand j'ai tourné L'eau chaude l'eau frette, ma cousine me donnait du Marc-André... Alors voilà comment je suis devenu Marc-André dans le milieu du cinéma!