Le cinéaste cambodgien Rithy Pahn vient d'adapter pour le grand écran l'un des romans de jeunesse de Marguerite Duras. Comme une façon de se réapproprier la mémoire douloureuse de son pays natal.

Rithy Pahn aura attendu d'être arrivé en France avant de rencontrer l'oeuvre de Marguerite Duras à travers Hiroshima mon amour, le film d'Alain Resnais dont elle avait écrit le scénario. Auparavant, ce fils d'instituteur aura dû, au Cambodge, s'échapper des terribles camps de la mort des Khmers rouges avant de se reconstruire. Et de trouver avec le cinéma un moyen d'expression. Il était alors âgé de 15 ans.

«Toutes les valeurs que défendaient mon père, l'éducation universelle, la transmission des connaissances, l'objectif de la démocratie par le savoir, tout cela fut balayé d'un coup par les guerres, explique-t-il au cours d'une interview accordée à La Presse à l'occasion de la tenue des Rendez-vous du cinéma français, tenues à Paris il y a quelques mois. À un âge où l'on découvre habituellement le monde à travers soi et les autres, j'ai été confronté aux Khmers rouges. J'en porterai les cicatrices jusqu'à ma mort. J'ai dû apprendre à vivre avec elles.»

Remettant les compteurs à zéro, le jeune Rithy, déchiré entre le «dire et le non dire», s'adonne aux arts, à la peinture et à la musique notamment. Une situation difficile dans la mesure où le besoin d'expression doit être canalisé autrement que par un appel à la compassion ou, pire, à la pitié. «Il n'est pas certain que les gens qui vous écoutent puissent comprendre, ou même entendre, dit-il. La nature humaine est très fragile. On s'émeut collectivement des horreurs qui surviennent un peu partout en disant «plus jamais» et pourtant, elles refont toujours surface.»

Ordre moral

Par hasard, un prof bien intentionné lui remet une caméra super 8 entre les mains. Le destin du jeune homme s'en trouve alors scellé. Dès le départ, Rithy Pahn entreprend de raconter l'histoire de son pays meurtri par le truchement de documentaires, bien qu'il ne fasse aucune distinction entre ceux-ci et ses films de fiction. Les gens de la rizière, un film de fiction présenté en compétition à Cannes, l'impose pourtant d'emblée dans la cour des grands.

«La frontière entre le documentaire et la fiction n'a aucune importance à mes yeux, explique-t-il. Je fais un film. Ma préoccupation est surtout d'ordre moral. Chaque cinéaste a sa propre morale, à vrai dire. La mienne est de faire un film avec les autres, pas sur les autres. Tout passe par les images, tout s'écrit en images. D'où l'importance de montrer des images qui aident à penser, à réfléchir.»

En portant à l'écran Un barrage contre le Pacifique, une «partition» de jeunesse, en partie autobiographique, qu'a écrite Marguerite Duras, le cinéaste a ainsi voulu faire un travail de mémoire. Il a tourné son film sur les lieux mêmes qu'évoque l'écrivain dans son roman, plongeant du coup dans l'histoire de cette famille de colons français en Indochine, coincée dans les injustices du système colonial de l'époque.

L'influence d'une oeuvre


«Si je ne fais pas erreur, explique Rithy Pahn, il s'agit peut-être de la seule fois où une oeuvre littéraire écrite dans le passé a pu avoir une influence directe dans la vie quotidienne des gens. Sans ce roman, les autorités françaises et cambodgiennes n'auraient probablement jamais construit ce barrage qui, aujourd'hui, permet aux habitants de récolter trois fois plus de riz qu'auparavant.»
Isabelle Huppert, Gaspard Ulliel et Astrid Bergès-Frisbey donnent chair à cette famille coloniale dont les relations sont exacerbées par un contexte de vie difficile.

«Il est émouvant de penser que cette mère, pas très généreuse en apparence, ait quand même pu transmettre deux choses essentielles à sa fille, explique de son côté Isabelle Huppert. D'une part, le goût de l'écriture. Et aussi, l'engagement politique. Malgré les relations difficiles qu'elle a avec ses enfants, malgré l'absence de son mari et le fait qu'elle doive tout diriger elle-même, cette femme est assoiffée de justice et reste consciente de la souffrance des autres. En même temps, il est certain qu'elle est issue d'un monde en train de prendre fin. D'une certaine façon, elle a contribué à construire ce monde-là.»

Parce que «faire un film, ça ne suffit pas», Rithy Pan s'occupe par ailleurs d'un centre au Cambodge afin que ses compatriotes aient un endroit où ils «peuvent avoir accès à leur mémoire».

«C'est étrange, mais en réalisant Un barrage contre le Pacifique, j'ai davantage pensé à Gandhi qu'à Duras! lance le cinéaste. La générosité, ce n'est pas donner. La vraie générosité, c'est de ne pas prendre plus que ce dont vous avez besoin.»

Un barrage contre le Pacifique
prend l'affiche le 15 mai. Les frais de voyage ont été payés par Unifrance.