D’abord un succès monstre en libraire, Millénium a aussi donné au cinéma suédois son plus grand succès mondial. Le réalisateur danois Niels Arden Oplev, chargé de porter à l’écran les personnages cultes de la série de Stieg Larsson, s’entretient avec nous du film et surtout, du passage du livre au cinéma.

Q : Vous réalisez le premier film inspiré de la trilogie de Millénium. Les deux autres seront en revanche réalisés par Daniel Alfredson. Pourquoi ne pas faire toute la série au complet?

R : Quand on m’a demandé de venir en Suède pour réaliser un thriller, j’ai dit non merci! Vous n’en avez déjà pas fait assez, des thrillers suédois? Les thrillers n’ont pas la meilleure réputation au Danemark : ils sont toujours faits pour la télévision, c’est un gros marché, et tous mes films précédents étaient des drames. Bref, je ne voulais pas faire un thriller traditionnel. Après un an et demi, le producteur est revenu vers moi : j’avais alors entendu parler des livres de Stieg Larsson. J’ai lu le livre et l’ai trouvé fantastique: j’ai trouvé cela très spécial. C’est un drame plus qu’un thriller, il y a des personnages excellents. À ce moment, j’étais très intéressé. Mais pour tourner, les films devaient étre tournés en un an: ils voulaient faire 90 minutes, moi j’ai dit 2 h 30. Ensuite, les deux devaient être destinés à la télé; et j’ai trouvé que de l’écriture à la préparation au tournage, tout était trop serré. Je crois que quand on s’éparpille, on fait un mauvais travail. J’ai préféré me concentrer et faire un bon film. On ne pouvait pas prévoir les choses comme pour Lord of the Ring: alors oui, peut-être, mais cela n’aurait pas marché. Je suis sûr d’avoir pris la bonne décision.

Q : Quel a été le plus grand défi, pour vous, pour la préparation : l’écriture, la scénarisation, le casting?

R : Ce qui était important était le bon scénario et le casting. Je suis très heureux du casting, mais cela m’a pris quatre mois et demi! J’ai tout répété, tout préparé. C’est vraiment quelque chose où tu dois aller à l’instinct. Mais j’ai eu l’habitude avec mes précédents films. J’ai une très longue expérience en casting: je crois que j’ai du flair (rires). Ce sont les deux choses les plus importantes. Quant au livre, c’est la première fois que j’en adapte un. Mais je n’ai pas eu peur: en le lisant, tu sens un film dans le livre. J’ai une confiance complète en mes scénaristes. En faisant le film, ensuite, mon grand défi, c’est le tournage. Je n’avais que 60 jours, de huit heures, au départ! Je pensais qu’il me faudrait un miracle. Ce miracle n’est pas venu, j’ai donc tourné en 85 jours, et certainement pas huit heures par jour. C’était difficile, comme une guerre (rires). Je savais qu’il y avait de très grandes attentes pour le film, je savais que je devrais faire quelque chose de très bon. Mon contrat m’assurait le contrôle du casting, le final cut, le dernier mot sur tout. Sinon, je ne l’aurais pas fait, mais je peux vous dire que j’en ai eu besoin à plusieurs reprises! Cela a été un grand défi.

Q : Il y a, dans Millenium, quelque chose que l’on voit rarement dans des films grand public: la violence sexuelle telle que montrée dans le film. Vous n’avez jamais considéré éviter ces scènes-là, notamment pour un public américain, plus sensible à ça?

R : Vous savez, les Américains font des films très violents aussi. Je crois que la violence dans le film et contre les femmes, cela doit être montré de façon terrifiante, dégoûtante. Si j’avais fait quelque chose de joli, de divertissant, cela aurait été mal, cela aurait été trahir les femmes et trahir Stieg Larsson. Le film a une portée critique, sur la violence et le sort des femmes. Le film ne pouvait pas faire l’impasse là-dessus. J’en avais peur, mais je savais que si je le faisais, il faudrait que cela soit réaliste. Une scène de viol ne peut pas être de l’entertainment, ce serait laisser tomber les femmes. Je crois que vous avez vu beaucoup de scènes de viol, mais je crois que ce qu’il faut voir, c’est la préparation du viol. Cela donne un sentiment plus fort, une plus grande identification. C’est difficile à regarder, mais c’est nécessaire. Je voulais aussi que le film soit réaliste. Émotionnellement, je voulais que l’on se sente proche d’eux. C’est un drame psychologique. Le film est peut-être même plus réaliste que le livre. Blomkvist dans le livre est un superhéros, mais pas dans mon film. C’est mon parti pris. Aussi, vous avez une critique sociale dans le film.

Q : Vous faites référence au passé nazi et aux scandales financiers présents dans les livres de Larsson?

R : Non. La raison pour laquelle Les hommes qui détestaient les femmes a si bien marché en Suède, c’est pour sa description de la violence faite aux femmes, de l’utilisation. C’est vraiment important de le faire ressentir dans le film. C’est un choix: j’aurais pu faire un film plus Tarantino (rires)!

Q : Lisbeth est en effet une héroïne peu conventionnelle: elle n’est pas la femme attirante, sexy ou faire-valoir que l’on voit souvent au cinéma.

R : Non… Je crois qu’elle est la petite soeur de Nikita. Elle est inhabituelle. La clé de ce personnage, c’est qu’aucun personnage ne sera là. Dans la version de Larsson, elle refuse d’être une victime, quoiqu’il lui arrive. Elle reviendra toujours pour se venger. C’est un personnage qui permet de s’y attacher. C’est ce qui la rend si populaire, notamment auprès des femmes. Elle légitime ce sentiment de se venger. C’est la clé pour la comprendre, son refus d’être une victime.

Q : Pour qui avez-vous écrit, pour ceux qui ont lu le livre ou pour les rares personnes qui, en Suède, ne l’avaient pas lu?

R : On l’a fait de façon à ce que l’on puisse le comprendre sans avoir lu le livre. Mais ce n’était pas un problème pour moi. Comme j’aimais beaucoup le livre, je voulais que l’on retrouve ça à l’écran aussi. Dans ce cas, pour la fin, j’aurais pu couper une partie. Or, j’ai voulu garder les éléments journalistiques et financiers surtout pour les spectateurs qui ont lu le livre, pour qu’ils retrouvent les éléments de critique sociale que le livre contient.

Q : En effet, le film se construit autour de plusieurs affaires: l’affaire Harriet, mais aussi l’affaire Wennerström, présente au début et à la fin du film, indépendamment. Pourquoi?

R : C’était important: Blomkvist est, au début du film, un homme défait. Il perd sa capacité d’écrire, il perd sa confiance en lui, et a la fin, quand Lisbeth lui fait un cadeau de «lecture». C’est un peu une renaissance pour Blomkvist: quand il lit ce que contiennent les sacs, il retrouve sa capacité d’écrire. Il fallait voir le journaliste être victorieux. C’est important.

Q : Vous avez choisi de faire de Stockholm une ville inquiétante, noire, que vous filmez la nuit ou dans les souterrains. La campagne, elle, est aussi froide. Pourquoi?

R. Le film a une certaine noirceur des âmes: le paysage doit être beau, séduisant. Je crois qu’il y a beaucoup de belles images dans le film. C’est le ton du film. Le directeur photo est super bon aussi: je crois que ses images sont séduisantes. Aussi, le fait d’avoir été réalisateur danois donne aussi un autre regard sur le paysage.

Q : Pour finir, le film a eu un bon succès en Europe. Croyez-vous qu’il puisse avoir des ouvertures vers le monde anglo-saxon?

R : À Cannes, l’ambiance a été très bonne. Je crois que le film va sortir un peu partout dans le monde. Je savais qu’il allait connaître une bonne sortie en Scandinavie, mais de là à ce que ce soit un tel succès, c’est une surprise! Cela m’apporte aussi beaucoup personnellement. Je suis en discussion à New York pour tourner mon premier film en anglais. Je ne peux pas en dire plus, mais je sens leur respect pour la qualité du film et les chiffres que le film a fait. Je suis très excité.