Pour évoquer la rupture d'un lien fusionnel entre un père et sa fille, la réalisatrice Claire Denis s'est inspirée d'une partie de sa propre histoire familiale. 35 rhums est le fruit de sa réflexion.

Depuis une vingtaine d'années, Claire Denis construit une oeuvre cinématographique singulière, quasi inclassable, souvent remarquée grâce à l'âpre sensualité de ses images. De Chocolat, histoire semi-autobiographique campée dans l'Afrique coloniale des années 50, jusqu'à Trouble Every Day, un film beaucoup plus «sauvage», la réalisatrice aura abordé de front toutes les errances intérieures. Les deux films «de voyage» que lui a commandés la chaîne Arte se sont aussi inscrits parfaitement dans sa démarche. Le premier, Beau travail, portrait de la Légion étrangère à Djibouti, est en effet l'un de ses films les plus acclamés. En s'inspirant d'un récit du philosophe Jean-Luc Nancy, elle a aussi offert au monde L'intrus, oeuvre dans laquelle elle choisit pour thème la déchirure entre le Nord et le Sud.

35 rhums, son nouveau film, la ramène sur le terrain de l'évocation. Et découle d'une réflexion à caractère autobiographique. «C'est une histoire à laquelle j'ai souvent pensé au fil des ans, mais j'estimais qu'il me valait mieux attendre», expliquait récemment la réalisatrice au cours d'une interview accordée à La Presse.

«Vieux couple»

35 rhums, c'est l'histoire d'un «vieux» couple. Un père et sa fille. Qui se sont retrouvés à devoir reconstruire une vie ensemble au lendemain de la mort prématurée de la femme de leur vie; épouse pour l'un, mère pour l'autre.

«Même si je l'ai transposée à notre époque, cette histoire est très liée à ce que mon grand-père et ma mère ont vécu avant ma naissance, précise Claire Denis. Je trouvais intéressant d'explorer ce moment très particulier où une jeune femme doit rompre avec son père afin d'avoir la capacité d'aimer un autre homme. La déchirure est d'autant plus vive dans un contexte où les deux êtres se sont organisés un quotidien ensemble.»

Dans son film, la réalisatrice s'attarde à dépeindre ce quotidien par touches impressionnistes. Alex Descas, l'un des acteurs fétiches de la réalisatrice, et Mati Diop, nouvelle venue, évoquent ainsi, davantage par le geste que par la parole, la solidité d'un lien dont la nature devra bien se transformer un jour ou l'autre. Et chacun le sait très bien.

«Il y a évidemment beaucoup de pudeur entre eux. Dans une relation entre un père et sa fille, cette notion est très importante. C'est la raison pour laquelle j'ai tenu à filmer cette histoire dans un appartement où il y a un long couloir. Parce que Lionel a toujours été bien conscient qu'avec une fille qui grandit dans sa maison, il se devait de trouver un appartement où les deux chambres seraient éloignées l'une de l'autre. Il savait que chacun devait avoir droit à son espace privé. Dans un contexte comme celui-là, la notion d'intimité n'est plus du tout la même.»

La vie fait peur

Venue de l'assistanat (elle fut notamment la première assistante de Wim Wenders dans les années 80), Claire Denis voit le cinéma comme un processus à la fois exaltant et douloureux.
«Faire des films, ça fait mal! dit-elle. Au fil des ans, on en vient à développer une forme de dureté envers soi-même qui découle de la crainte de souffrir davantage. Le danger est de devenir insensible. On ne veut pas ça. En même temps, on ne souhaite pas retourner à la case départ à chaque fois non plus.»

D'où cette envie de faire appel souvent aux mêmes collaborateurs, précieux alliés qui se mettent au service d'un projet commun. Le scénariste Jean-Pol Fargeau, avec qui Claire Denis écrit pratiquement tous ses films; Agnès Godard à la direction photo; et des acteurs récurrents, parmi lesquels Alex Descas et Grégoire Colin.

«Quand je fais un film, j'ai le sentiment que ma vraie vie s'y trouve, lance la réalisatrice. Avec l'idée de ce qu'est une vraie famille. C'est un rapport très étrange, car nous ne nous fréquentons pas à l'extérieur. Nous aurions alors l'impression de banaliser les rapports privilégiés qui nous lient pendant la fabrication d'un film. En dehors du cinéma, la vie pour moi n'est que peurs de toutes sortes. Dans Beau travail, on entend l'un des légionnaires déclarer qu'il est «inapte à vie civile». C'est tout à fait moi!»

Heureusement, certains remparts font en sorte que la vie quotidienne est plus supportable.
«C'est d'ailleurs ce que j'ai voulu montrer dans 35 rhums, ajoute Claire Denis. Lionel et sa fille ont entre eux plein de petits codes qui indiquent qu'ils veillent mutuellement l'un sur l'autre. Ce genre de sécurité est absolument nécessaire. Si nous n'avions pas cela entre humains, la vie serait vraiment trop brutale!»

35 rhums est présentement à l'affiche.

Les frais de voyage ont été payés par Unifrance.