Critiques de cinéma, distributeurs de films, propriétaires de salles: comme tout le monde, ils se sont, au moins une fois, retrouvés «seuls dans leur gang» face à une oeuvre cinématographique. Seuls à avoir aimé, seuls à ne pas avoir aimé. Du moins, est-ce l'impression qu'ils ont eue. Six d'entre eux évoquent «la fois où...»

>> Les gens révèlent quel film les a placés seuls dans leur gang sur le blogue de Marc-André Lussier!

René Homier-Roy trouve qu'Elephant de Gus Van Sant est un film «d'un ennui absolument irrécupérable». Et il pense que, dans le genre populaire, De père en flic d'Émile Gaudreault est un film «éminemment bien fait et intelligent». Résultat: dans les deux cas, «je me suis fait conspuer par mon entourage». Et, oui, il s'est posé des questions. «Mais ça ne m'empêche pas d'éprouver ce que j'éprouve, et de le dire», fait l'animateur de C'est bien meilleur le matin. Qui avoue en riant avoir «bien du fun» à défendre De père en flic (bien reçu par la critique mais pas par ses proches), mais se demander s'il n'a pas tort ou ne devrait pas se «faire opérer» pour trouver les clés d'Elephant.

Catherine Perrin, elle, s'est livrée à une réflexion sur le métier de critique en analysant sa réaction face à The International de Tom Tykwer, un thriller qu'elle a aimé alors qu'elle n'est pas amateur de ce genre... tandis que le public visé a, lui, boudé le film: «Comme nous voyons beaucoup de films, il se peut que nous ayons envie d'une forme de renouvellement qui n'est peut-être pas nécessaire aux gens qui ne voient pas trois, quatre ou cinq films par semaine. Alors, ce qui est un atout pour le critique en est-il toujours un pour le public aussi?» s'est demandé l'animatrice de Six dans la cité qui croit que la réponse devrait être oui, mais qui doute que ce soit vraiment le cas: «Finalement, le fait de me retrouver seule dans ma gang me pousse à me poser des questions sur mon état de réception et à entrevoir ce métier avec plus d'humilité.»

En tant que président d'Alliance Vivafilm, Patrick Roy est entre autres appelé à courir les festivals pour acheter des films qu'il distribuera au Québec et au Canada. Il était à Cannes l'année où Rosetta des frères Dardenne a remporté la Palme d'or. À son retour à Montréal, un journaliste prend contact avec lui. C'est une honte, aucun distributeur québécois n'a acheté le long métrage. Or il se trouve que Patrick Roy a un problème, sérieux, avec l'oeuvre entière des frères Dardenne. «Mais ce n'est pas pour ça que je ne l'ai pas acheté, assure-t-il. Bien sûr, j'achète certains des films que j'aime, parce que si on aime quelque chose, on peut penser que d'autres l'aimeront aussi; mais j'achète aussi des films par rapport auxquels, sur le plan personnel, j'ai des réserves, mais auxquels je crois.» Aimer et croire n'étant pas synonymes.

Vincent Guzzo, vice-président des cinémas Guzzo, connaît lui aussi la nuance. Et sait qu'il est possible de se tromper lui qui a tellement aimé P.S. I Love You de Richard LaGravenese. «J'ai adoré ce film et j'étais tellement sûr que les gens l'aimeraient aussi que je l'ai sorti en trop de copies. C'est ce qui peut se passer, quand j'ai une affinité avec une histoire, elle peut se retrouver dans plus de salles qu'elle ne le devrait. Bref, on n'a pas fait d'argent avec ce film-là.» La chaîne en a par contre gagné avec Le fabuleux destin d'Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet... que Vincent Guzzo a détesté. «Amélie Poulain, pas capable! Mais j'ai bien vu la réaction positive aux avant-premières et dans les critiques. Je lui ai réservé une sortie presque aussi importante que celle des Boys, raconte-t-il. Je ne fais pas passer mon ego devant l'intelligence en affaires. Je présente ce que le client veut voir.» Parfois, ça veut dire Amélie Poulain. Parfois, Transformers. Il l'assume.

Marc-André Lussier, chroniqueur cinéma,
La Presse

Seul à n'avoir pas aimé: There Will Be Blood de Paul Thomas Anderson

Vous vous rappelez la sortie de There Will Be Blood? Une rare unanimité. On ne savait plus comment manier le dithyrambe pour illustrer à quel point le nouveau film de Paul Thomas Anderson marquait d'une pierre blanche l'histoire du cinéma américain. J'ai vu There Will Be Blood après tout le monde. Convaincu d'assister à la projection d'un pur chef-d'oeuvre, j'étais disposé à enfin ressentir les mêmes émotions fortes que mes collègues. La projection commence. J'attends. Au bout d'une heure, j'attends encore. La réalisation est admirable, la vision du cinéaste impressionne. Mais je reste de glace. Je ne suis jamais bouleversé, pas même touché. À mes yeux de rabat-joie, Daniel Day-Lewis en fait trois barils de trop. L'acteur est extraordinaire, mais il en donne plus que ce que le pipeline peut prendre. Cela dit, je cherche encore des alliés...

Seul à avoir aimé: Les chansons d'amour de Christophe Honoré

Je me souviens très bien. C'était au Festival de Cannes en 2007. Présenté en compétition officielle, Les chansons d'amour, un film «en chanté» que Christophe Honoré a élaboré sous influence (celle des Parapluies de Cherbourg notamment), fut célébré par la critique française mais ridiculisé par l'ensemble (ou presque) de la presse internationale. Moi, je fus la risée de mes collègues. Parce que j'avais aimé le film. J'ai craqué pour l'histoire, sa mélancolie, son romantisme exacerbé. Je craque encore pour les chansons d'Alex Beaupain, les acteurs, l'odeur des crêpes au citron... J'ai eu beau tenter de convaincre mes amis, rien n'y fit. Un vent d'indifférence a soufflé sur le film d'Honoré au moment où il est sorti au Québec. Quelques spectateurs à peine. Un rejet sans appel. La vraie peine d'un amour non partagée...

Maxime Demers, chroniqueur cinéma, ruefrontenac.com

Seul à n'avoir pas aimé Adoration d'Atom Egoyan

J'aime en général le cinéma d'Atom Egoyan mais j'ai profondément détesté Adoration, son avant-dernier film. Je l'ai vu il y a un an et demi à Cannes et j'ai eu l'impression, après avoir entendu quelques sifflets pendant le générique de la fin, que la salle partageait mon opinion. Puis je me suis senti un peu rabat-joie en constatant le lendemain que j'étais le seul journaliste canadien à descendre ce seul film canadien en lice pour la Palme d'or. J'ai revu récemment Adoration et je persiste et signe: c'est un film prétentieux, trop froid et cérébral, qui multiplie inutilement les symboles et qui tente de dire trop de choses à la fois.

Seul à avoir aimé Le Grand Départ, de Claude Meunier

Eh oui! j'ai adoré Le grand départ. Cela va faire bientôt un an que j'ai écrit une critique dithyrambique du premier film de Claude Meunier à titre de réalisateur et on me taquine encore à ce sujet. L'extrait de ma critique qui apparaît en gros sur le boîtier du DVD n'aide pas ma cause non plus. J'avais accordé au film une note de 3,5/5 et le pire, c'est que j'avais hésité entre 3,5 et 4! Je me souviens aussi m'être senti vraiment mal quand, au printemps dernier, mes confrères membres du jury des prix Aurore d'Infoman (jury dont je faisais également partie) ont choisi Le grand départ comme finaliste pour le prix Aurore du meilleur pire film de l'année. Heureusement, Cruising Bar 2 l'a emporté haut la main et mon honneur a été (un peu) sauvé. Fiou...

Patrick Roy, président d'Alliance Vivafilm

Seul à n'avoir pas aimé toute l'oeuvre des frères Dardenne

J'ai vu à peu près tous les films des frères Dardenne (dont Rosetta) car je persiste à me dire qu'il est intéressant de voir du cinéma apprécié par la majorité des critiques. J'ai essayé et réessayé et... non: je suis allergique. Je pense qu'il y a possibilité de s'attaquer, au cinéma, à des thématiques qui sont dures, et c'est ce qu'ils font: leur cinéma est glauque et très aride, et je suis capable d'apprécier des oeuvres austères. Sauf que la leur ne me rejoint pas du tout.

Seul à avoir aimé Irréversible, de Gaspar Noé

J'ai acheté Irréversible pour le distribuer au Québec et au Canada avant de l'avoir vu oui, ces choses arrivent et quand j'ai assisté à un visionnement, à Cannes, j'ai eu très très peur de me retrouver «seul dans ma gang». Cette projection a été une expérience traumatisante, je l'ai passée à me demander si je pouvais assumer cet achat-là, s'il y aurait des gens, à mon retour à Montréal, qui allaient apprécier ce film. Mais, et pour moi ça a été clair à la fin de la projection, c'est un film réussi. Un film que j'étais capable de défendre. Et en fin de compte, je n'ai pas été complètement seul dans ma gang: du côté des critiques, nous avons eu les deux extrêmes et nous avons fait un box-office décent.

Catherine Perrin, animatrice de Six dans la cité

Seule à n'avoir pas aimé La graine et le mulet d'Abdellatif Kechiche

La graine et le mulet est l'un des rares cas où le jeu des attentes a joué pour moi car je l'ai d'abord découvert dans le regard très positif des autres critiques. Dès le départ, j'ai plongé. Criant de vérité et de sincérité, exactement comme ce que j'avais lu. J'ai décroché quand j'ai senti le «temps réel» devant le «cinéma». Je me suis mise à voir le réalisateur se frotter le nombril en se disant «Mes acteurs sont géniaux, ça fait huit minutes que ma caméra tourne et pas un temps mort. Tiens, neuf minutes et c'est toujours formidable.» À partir de là, j'ai eu l'impression d'assister à un jeu complaisant entre un réalisateur et ceux qu'il filme. Je crois que Kechiche a abusé de son talent et de celui de ses acteurs. Qu'ensemble, ils ont créé ce jeu assez malsain de «Qui va craquer en premier?». Ça m'a rendue furieuse.

Seule à avoir aimé: The International, de Tom Tykwer

J'aime le travail de Tom Tykwer et j'étais curieuse de voir un thriller portant sa signature, même si je ne suis pas une consommatrice de ce genre de films. Et je me suis finalement retrouvée devant un thriller avec... une valeur ajoutée pour «intellos tordus», un thriller où la cohérence visuelle et sonore est totale, un thriller qui présente une parfaite adéquation de la forme et du fond. La prémisse est gonflée, énorme... et ça lui a été reproché; mais pour moi, la forme est à la hauteur de cette prémisse et j'ai adhéré à la proposition. Sauf que le public, celui qui habituellement aime les thrillers, n'a pas suivi. Je me suis alors retrouvée «seule dans ma gang».

Vincent Guzzo, vice-président des cinémas Guzzo

Seul à n'avoir pas aimé Le fabuleux destin d'Amélie Poulain, de Jean-Pierre Jeunet

Je sais que tout le monde a aimé ça mais moi, vraiment, j'ai détesté Le fabuleux destin d'Amélie Poulain. C'est la pire chose que j'ai jamais vue sur un écran. En fait, j'ai été incapable de me rendre jusqu'à la fin tellement je trouvais ça pénible. Je n'aime pas ces films un peu bizarres, où tout est tellement exagéré. Je comparerais ça à un adulte qui parle à un enfant de manière bêtifiante: c'est une insulte à l'intelligence.

Seul à avoir aimé P.S. I Love You, de Richard LaGravenese

Je sais aussi parce que ça n'a pas connu un succès au box-office que très peu de monde a aimé P.S. I Love You mais moi, j'ai été touché par cette histoire d'amour qui me semble originale. Un homme qui sait qu'il va mourir du cancer et qui, au lieu de penser à lui, écrit à sa femme des lettres qu'elle va recevoir, chaque mois pendant un an, pour qu'elle se remette de sa mort... pour moi, c'était touchant et très romantique. Et le romantisme... que voulez-vous, je suis italien, ça me parle!

René Homier-Roy, animateur de C'est bien meilleur le matin

Seul à n'avoir pas aimé Elephant, de Gus Van Sant

J'ai été exaspéré par Elephant, de Gus Van Sant. Pour moi, Pour moi, ç'aurait dû être affaire de sentiments et de profondeur puisqu'il y est question d'un drame atroce mais je n'y ai vu qu'un immense calcul, un concept qui se mord la queue. Je l'ai même loué en DVD, pour essayer de comprendre ce qui m'avait échappé... puisque tant de gens intelligents ont aimé. Je n'ai même pas été capable de me rendre jusqu'à la fin. Et depuis, chaque fois que je mentionne ça, je me reçois presque des roches sur la tête!

Seul à avoir aimé De père en flic, d'Émile Gaudreault

Je suis pour le cinéma populaire et dans ce créneau-là, De père en flic, d'Émile Gaudreault est éminemment bien fait et intelligent. Cela dit, je me bats depuis cet été avec mes proches à cause de lui, je me suis fait conspuer par mon entourage mais selon moi, c'est un film qui répond à la commande, qui fonctionne bien. On a reproché à Louis-José Houde de faire du Louis-José Houde. D'accord, mais il le faisait bien. Et qu'est-ce qu'on aurait voulu qu'il fasse? Du Gérard Depardieu?! Un acteur est un acteur et on retrouve de lui, de l'humain, dans chacun de ses personnages.