Le temps s'est pratiquement suspendu hier soir pour laisser la place à la plus cinématographique des rock stars : Bruce Springsteen. Dommage qu'un véritable intervieweur n'ait pas été embauché pour l'occasion.

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Il n'y en avait pratiquement que pour Bruce Springsteen hier à Toronto. Les billets pour la «conversation» qu'a eue le Boss avec son pote Edward Norton sur la scène du Bell Lightbox étaient probablement les plus recherchés en ville. Quarante-cinq minutes avant le début de la séance (qui aura finalement commencé avec une bonne demi-heure de retard), la file dans laquelle se plaçaient les fans espérant encore mettre la main sur un précieux billet de dernière minute s'étirait pratiquement jusqu'à Hamilton...

Oui, l'auteur de Prove it All Night était bien là. En chair et en os, mais malheureusement sans sa guitare. Pendant un peu plus d'une heure, il a répondu aux questions - souvent longues et mal formulées - du comédien. Un intervieweur d'expérience aurait sans doute pu tirer meilleur parti de l'occasion, mais Springsteen étant d'une nature simple et généreuse, cette conversation entre deux hommes de générations différentes fut quand même fort intéressante.

Le prétexte: la présentation en primeur mondiale d'un (excellent) documentaire retraçant le processus créatif d'un jeune artiste qui en était à l'époque à son quatrième album. Dans The Promise: The Making of Darkness on the Edge of Town, un film réalisé par Thom Zimmy, Sprinsgteen et ses complices du E-Street Band posent un regard sur une période-clé de leur histoire. À l'aide de nombreuses scènes d'archives inédites, captées à l'époque de la fabrication de cet album très marquant de la fin des années 70, Zimmy entraîne ainsi le spectateur au coeur de la démarche créatrice, parfois douloureuse, d'un artiste d'exception.

«C'était un disque de colère, racontait Springsteen hier. J'avais écrit une tonne de chansons - dont certaines très joyeuses - mais il m'importait de choisir les 10 chansons les plus sombres, les plus dures. J'étais très ambitieux aussi. J'avais encore peu d'expérience et j'avais dû arrêter d'enregistrer pendant un moment à cause de problèmes légaux. J'avais 27 ans. Je voulais que cet album soit important, qu'il me définisse en tant qu'artiste. Aujourd'hui, je suis beaucoup plus souple par rapport à ce genre de choses, en tout cas moins préoccupé. Mais à l'époque, c'était primordial.»

Un reflet de son époque

Cette intégrité, cette exigence sont bien illustrées dans le document de Zimmy. On y voit notamment Springsteen jongler avec les titres, écarter d'excellentes chansons (dont The Promise) sous prétexte qu'elles ne cadraient pas dans sa démarche, ou tout simplement «donner» des chansons aux autres par crainte d'un trop grand succès populaire. Because the Night, que Patti Smith a fait sienne en écrivant une partie des paroles («Mon seul disque à succès!», dit-elle), et Fire (The Pointer Sisters) font partie de ce lot.

«Je tenais à ce que l'album reflète l'époque, précise l'auteur-compositeur-interprète. Il me fallait aussi créer mon identité d'artiste. Nous étions alors dans une récession sous la présidence de Jimmy Carter, la guerre du Vietnam n'était terminée que depuis trois ou quatre ans, le mouvement punk prenait de l'ampleur, les films étaient sombres, bref, l'album découle de tout un mouvement culturel. Il y avait alors une vraie perte d'innocence et j'avais l'ambition d'être la voix de cette humeur collective. Ma musique comporte un esprit très cinématographique aussi.»

Influencé par les classiques de John Ford, les films noirs des années 40 et 50, mais aussi par ceux que réalisaient les jeunes loups contemporains des années 70, Springsteen estime qu'il est important d'avoir le sens de sa terre, de ses racines. «On porte un paysage en soi, dit-il. Il est important de se situer.»

Si le Bruce Sprinsgteen d'aujourd'hui, qui célébrera ses 61 ans dans quelques jours, pouvait parler au Bruce Springsteen de 33 ans son cadet, il n'aurait aucun conseil à lui donner. Tout simplement parce que le jeune homme avait à vivre ce qu'il a vécu de cette façon.

«Si cela avait été plus facile, probablement que ma vie n'aurait pas suivi la même trajectoire, soutient-il. À 27 ans, je ne vivais que pour la musique, je n'avais pas d'amoureuse, pas de famille, et je travaillais pratiquement 24 heures par jour. Je voulais que ma voix soit entendue, être un artiste reconnu. Je n'étais pas du tout étouffé par la modestie. Et c'était très bien comme ça!»

The Promise: The Making of Darkness on the Edge of Town sera présenté sur les ondes de la chaîne spécialisée HBO (dont HBO Canada) dès le 7 octobre. Un coffret regroupant le documentaire, des spectacles, le CD «remasterisé» de l'album original, de même que deux CD de Lost Sessions from Darkness on the Edge of Town sera disponible en novembre.