Demain, à l'occasion de la 13e Soirée des Jutra, gala consacré au cinéma québécois, Jean Lapointe recevra un trophée en hommage à l'ensemble de sa carrière. Portrait d'un parcours atypique en compagnie d'un acteur que tous classent parmi les grands.

Anne Élizabeth Lapointe se souvient de ces matins où, toute petite, elle regardait son père Jean, assis à la table de la cuisine, sirotant un café et apprenant ses répliques pour un film qu'il était en train de tourner.

«Lorsqu'il avait terminé, il jetait ses feuilles à la poubelle, se remémore-t-elle. Je passais derrière lui, je récupérais les feuilles et je les lui remettais. Mais mon père me disait qu'il faisait exprès. Que c'était sa façon de se souvenir de ses répliques.»

Devenue plus tard étudiante dans une école de théâtre, Anne Élizabeth Lapointe a conservé cette méthode de travail qui lui réussissait très bien.

Elle se souvient aussi de ces rôles intenses incarnés par son père. Elle se rappelle ce passage du film Les ordres de Michel Brault où il chantait Complainte à mon frère. «Encore aujourd'hui, je pleure chaque fois.» Et elle se souvient de cette petite fille qu'elle était, traumatisée par les personnages de son paternel qui mouraient à l'écran. «C'était troublant.»

Au-delà du simple regard d'un enfant, il faut reconnaître que Jean Lapointe est un comédien intense, qui se moule carrément dans la peau de ses personnages.

«Je ne joue pas. Je deviens la personne qu'on me décrit», nous a-t-il dit il y a quelques semaines lorsque les organisateurs du gala ont annoncé qu'il allait recevoir le Jutra hommage qui salue l'ensemble de sa carrière. «Lorsque je tourne, la première chose que je demande au réalisateur est: comment veux-tu ton personnage? Sensible? Arrogant? Un pourri? Et je lui donne ce qu'il veut.»

Lapointe aime jouer d'instinct, improviser. L'an dernier, au moment de la sortie du film À l'origine d'un cri, de Robin Aubert, il évoquait avec bonheur cette scène où il devait essuyer le visage de son fils (Michel Barrette) tombé à l'eau. Le comédien est sorti de son texte et a poussé plus loin les gestes d'empathie et d'affection pour son grand garçon.

«Jean Lapointe fait partie des grands au même titre que Jack Lemmon, Bruno Ganz et Erland Josephson, dit Robin Aubert. Il est, selon moi, le meilleur acteur du Québec.»

Spontanéité

Marcel Carrière a connu Lapointe et son complice Jérôme Lemay alors que leur duo - Les Jérolas - jouait dans des cabarets. En 1961, le réalisateur Gilles Groulx avait embauché les Jérolas pour composer une chanson destinée à son film Golden Gloves. Et cette chanson était nulle autre que Méo Penché composée par Lemay. Carrière, qui était ingénieur de son sur le film de Groulx, avait assisté à l'enregistrement de la pièce en pleine nuit.

La chanson n'a pas été gardée pour le film, mais Carrière s'est néanmoins attaché à ces deux gars «sympathiques». En 1973, devenu lui-même réalisateur et cherchant «quelqu'un de spontané» pour jouer dans son long métrage O.K. ... Laliberté, il a tout de suite pensé à Lapointe. Il l'a repris quelques années plus tard pour son film Ti-mine, Bernie pis la gang. «Jean a été pour moi un acteur fantastique, très présent. Il suggérait des choses sans jamais les imposer», dit-il.

C'est en regardant une scène de O.K. ... Laliberté que Michel Brault a retenu Lapointe pour interpréter le rôle fascinant de Clermont Boudreau dans son film Les ordres.

«On le connaissait davantage pour son côté humoriste. À l'époque, il faisait une annonce de bière et certains craignaient qu'il soit trop identifié à ces publicités, dit Michel Brault. Mais à travers une scène, j'ai senti qu'il pouvait jouer un rôle sérieux. En audition, je lui ai demandé de marcher dans une ruelle comme s'il était un chef syndical. Il s'est éloigné de la caméra puis est revenu sur ses pas. C'était lui! Il savait entrer dans un personnage. Comme avec Clermont, où l'on sentait qu'il avait tout le poids des travailleurs sur ses épaules.»

Activer les affaires

M. Lapointe n'a pas toujours aimé jouer dans des films.

«Au début, j'haïssais ça, dit-il. Je tournais parce qu'on me payait et qu'on me le demandait. Avec les années, j'ai compris l'importance du cinéma québécois et je me suis mis à aimer ça. Et je suis maintenant plus patient, quoique sur un plateau, je suis bougon. Lorsqu'on attend longtemps, je me promène de long en large en disant: «J'aime le cinéma, j'aime le cinéma...» Ça fait rire les gens. Comme le cinéma, c'est lent, je fais activer les affaires. Une façon de dire au réalisateur de se grouiller, qu'on ne va pas passer la journée à décider dans quel angle on va tourner. Ils savent que ce n'est pas méchant.»

Jean Lapointe n'a pas connu Claude Jutra. N'empêche que cet hommage le touche. «Claude Jutra a été un de nos premiers grands cinéastes, dit-il. Félix a tracé des sillons dans lesquels ont marché les Vigneault, Ferland et cie. Avec Jutra, c'est la même chose au cinéma. Dès qu'un film portait sa signature, je savais que c'était bon.»

Il assure qu'il ne préparera aucun discours. «Durant le gala, je vais prendre quelques notes mais ce sera très bref», dit-il.

Avis aux personnes qui seront assises à ses côtés. Si vous retrouvez un papier chiffonné sous son siège au moment où il fera son discours de remerciement, ne vous précipitez pas pour le lui remettre. Jean Lapointe saura quoi dire.

NOTRE COUVERTURE DES JUTRA

Voyez, sur cyberpresse.ca/videos, la vidéo mode de Triptyqu3.com, réalisée par Jessica Lee Gagné avec 12 acteurs finalistes aux Jutra. De son côté, Marc-André Lussier présente les cinq films en lice dans la catégorie du meilleur film.

DEMAIN

Le soir du gala, dès 19h30, Marc Cassivi, Hugo Dumas, André Duchesne, Émilie Côté, Herby Moreau et Richard Therrien vous invitent à échanger vos impressions et vos commentaires sur Twitter à l'adresse #JutraLP.

LUNDI

Dans La Presse de lundi, Marc-André Lussier présente et analyse les résultats des Jutra. Émilie Côté commente le tapis rouge et sélectionne les plus belles robes, André Duchesne se glisse dans les coulisses du Théâtre St-Denis et Hugo Dumas donne son appréciation du gala diffusé sur les ondes de Radio-Canada.