Formé dans une école de cinéma, Pierre Jutras croyait qu’il passerait quelques années comme programmateur de la Cinémathèque québécoise avant de devenir réalisateur. Trente-trois ans plus tard, il prend une retraite bien méritée. Et défend son métier d’adoption avec passion.

Entrer dans une salle où il y a un public. Attendre que les lumières baissent, que le silence se fasse et que la noirceur s’installe. Comme dans la nuit.

«Et là, on entre comme dans un rêve où un réalisateur nous raconte une histoire. Le cinéma, le spectacle cinématographique dans une salle obscure, va toujours rester.»
Ainsi parle Pierre Jutras, directeur de la programmation de la Cinémathèque québécoise, qui a pris sa retraite hier après presque 33 ans passés à l’institution du boulevard De Maisonneuve. L’homme y est entré au lendemain de la fête du Travail, en 1978.

«Je croyais que j’y passerais quelques années, relate-t-il dans son bureau au décor légèrement suranné. J’avais étudié dans une école de cinéma en Belgique. Au fil des ans, j’ai réussi à faire quelques courts métrages, mais je me suis attaché à mon métier. J’aime voir des films et c’est le moteur principal d’un programmateur.»

Pierre Jutras voit le cinéma comme l’art ultime et considère les grands films comme des œuvres d’art, au même titre que les toiles des grands maîtres.

«Faire un bon film est bien plus difficile que de faire un bon tableau, dit-il. Ça exige d’avoir des connaissances en peinture, en sculpture, en architecture, en musique, etc. Pour faire un grand film, il faut connaître toutes ces choses.»

Il aimerait que le public applique aux grands films le même traitement qu’il a envers les tableaux. «Les gens vont dans les musées voir, par exemple, des œuvres de Picasso peintes en 1922. Mais il y a des chefs-d’œuvre du cinéma muet faits la même année. Je voudrais, et cela a toujours guidé ma pensée, que les gens se déplacent pour voir une œuvre cinématographique en la considérant comme une œuvre d’art.»

C’est la philosophie qui l’a guidé durant toute sa carrière. Lorsqu’on lui demande de définir sa profession, il répond: «Programmer, c’est exposer des films en les projetant sur grand écran et en se préoccupant du destinataire. C’est exposer des œuvres d’art. Dans les musées, on accroche des toiles au mur. Au cinéma, on les projette sur un écran, dans un contexte qui respectera le plus possible celui où le film a été projeté à l’époque.»

Un exemple: à la Cinémathèque, les films muets sont présentés avec un accompagnement au piano. Comme à l’époque!

Souvenirs, souvenirs...

Pierre Jutras avait cette merveilleuse tâche de trouver des thèmes autour desquels bâtir une programmation avec des films de qualité et, élément important, qui ont été peu vus. D’autant plus que l’arrivée des VHS puis du DVD est venue faire concurrence à son travail. «Si on prépare une programmation dont tous les films sont offerts en DVD, ça ne marche pas, dit-il. Dans de tels cas, on doit convaincre le public qu’il a l’occasion de voir le film sur grand écran.»

Cela dit, il reste encore bien des zones cinématographiques à découvrir ou à redécouvrir. Comme ce fut le cas, plus tôt cette année, avec une rétrospective consacrée à Jean Epstein, réalisateur français du début du XXe siècle.

«Sur les 27 films que nous avons présentés (il en a vu 25), 4 ou 5 sont des œuvres d’art, assure M. Jutras. Il y a une fulgurance incroyable dans les films. Certains sont moins bons, mais des titres comme Cœur fidèle ou Finis terrae sont exceptionnels. Tous ceux qui sont venus voir les films ont été renversés. C’est là une des jouissances d’un programmateur: constater que les gens découvrent des œuvres d’art.»

Il se remémore aussi une rétrospective Antonioni marquée par la qualité des copies. «C’était toute l’œuvre d’Antonioni en copies 35mm neuves, évoque le programmateur. J’avais eu l’aide de l’Institut culturel italien et des studios Cinecittà. Ils venaient de faire tirer de nouvelles copies sous-titrées en français, ce qui est de plus en plus difficile à obtenir. Et nous avons été les premiers à les projeter! Elles étaient impeccables. Il n’y avait pas une poussière. C’était la dernière fois de ma vie que j’allais voir ces films dans d’aussi bonnes conditions.»

Il se rappelle aussi ce jour de 2002 où la Cinémathèque a projeté Sátántangó, du réalisateur hongrois Béla Tarr, un film de... 450 minutes! «Nous avions commencé la projection à 14h. Il y a eu une pause vers 17h30 pour manger. Des 102 personnes dans la salle, seules 2 sont parties. C’était merveilleux. Une expérience unique», s’enthousiasme M. Jutras.


Ce film sera de nouveau projeté en mai à la Cinémathèque. Pierre Jutras y sera peut-être. Car il est convaincu qu’il y retournera maintenant comme simple spectateur. Mais il prendra aussi le temps d’explorer d’autres formes d’art. Visiter des musées, aller à des concerts, refaire des courts métrages font partie de ses projets. Et se rattraper dans la littérature. «Enfin, j’aurai le temps de lire Marcel Proust», lance-t-il.