À 16 ans, en regardant Raging Bull, Martin Dubreuil a décidé tout de go de devenir acteur comme Robert De Niro. Vingt-trois ans plus tard, celui que ses amis surnommaient le James Dean de Rosemont a un pied dans le cinéma et l'autre dans la musique et peut se vanter d'être l'acteur québécois à avoir joué dans le plus grand nombre de courts métrages. Tout cela en attendant son heure...

Au cinéma, il a une gueule de dur, de type dangereux, tout en muscles tendus et en sombre intensité, une gueule de type sur le point d'exploser. Sur scène avec les Breastfeeders, il explose littéralement. Torse nu, le regard noir, le corps couvert de cicatrices, répondant au nom de Johnny Maldoror, il saute partout comme un diable éjecté de sa boîte, comme le piston sous pression d'une bombe à neutrons. Mais dans le petit matin blême du café de l'avenue du Parc où l'on se rencontre, Martin Dubreuil est doux comme un agneau, son visage mince et fin comme celui d'un bibelot de porcelaine. Même ses yeux, si noirs à l'écran, ont, dans la lumière du jour, un fond d'ambre qui neutralise toute menace.

Nous sommes quelques jours avant la présentation à Cannes du court métrage québécois Ce n'est rien de Nicolas Roy dans lequel Martin Dubreuil incarne un père dont la petite fille vient d'être victime d'une agression sexuelle. Le court a été tourné un an plus tôt et Dubreuil se souvient avec douleur du bad trip qu'il a dû traverser pour incarner le personnage. L'expression bad trip semble un peu forte dans la mesure où Dubreuil en a vu d'autres, notamment en incarnant le prédateur sexuel que Claude Legault torture pendant deux heures dans le film Les sept jours du talion.

«Mais dans ce film-là, plaide Dubreuil, je n'avais rien de terrible à faire sinon de rester couché, attaché et tout nu, pendant tout le film, comme une sorte de victime. Dans Ce n'est rien, il a fallu que je plonge au fond de moi, que je gratte le bobo et que je trouve quelqu'un à détester violemment pour être dans l'émotion du personnage. C'est jamais le fun d'aller visiter ces endroits-là en toi. C'est pas pour rien si j'ai attendu jusqu'à la dernière minute avant de plonger.»

La même année que Les sept jours du talion, Dubreuil a joué dans 10 1/2 de Podz. Il y tenait le rôle d'un père toxico et irresponsable dont l'égoïsme est plus fort que l'amour qu'il a pour son délinquant de fils. Même s'il s'agissait d'un petit rôle, Dubreuil l'a interprété avec une telle justesse qu'il s'est retrouvé en nomination aux Jutra et aux Génie. Il a perdu le Jutra à la faveur de Jean Lapointe et le Génie à la faveur de Dustin Hoffman, mais perdre devant d'aussi grandes pointures est une forme de victoire et un pas de plus vers les ligues majeures.

L'école du court métrage

Malgré ses rôles de dur et les 39 ans qu'il a fêtés récemment, Martin Dubreuil est resté d'une naïveté aussi rare que rafraîchissante. Le matin de notre rencontre par exemple, il est arrivé avec le tout premier CV qu'il a lui-même rédigé. Sous la rubrique «habiletés et aptitudes», on peut lire: jeu comique ou dramatique, à poil ou habillé, expressions faciales (???), rapidité, agilité, escrime, boxe et batterie. À l'évidence, Martin Dubreuil était prêt à en donner plus que le client en demandait. Mais pendant longtemps, les clients se faisaient rares. Ou du moins, ses seuls clients étaient des étudiants en cinéma qui avaient des projets plein la tête et pas un sou pour les réaliser.

«Dans le fond, c'est l'aide sociale qui m'a permis d'apprendre à jouer. Comme je n'avais pas de job et que j'étais sur le BS, j'étais toujours disponible. Le mot s'est passé parmi les étudiants en cinéma. Ils m'appelaient tous et j'acceptais de jouer dans leurs films pour autant qu'ils me fournissent le lunch, les cigarettes et une copie DVD du film.»

Entre 1992 et 1998, Dubreuil, a tourné dans près de 25 films étudiants que personne n'a vus sinon une poignée de profs et de parents. Qu'à cela ne tienne, il est convaincu que ces courts métrages ont été son école, pour ne pas dire sa seule école puisqu'il n'a fait le Conservatoire ni l'École nationale de théâtre. «J'ai préparé mes auditions pour l'École nationale, mais à la dernière minute, j'ai choké. J'ai eu peur que l'école me déforme. J'avais l'impression de détenir une sensibilité de l'Est et je ne voulais pas la perdre.»

Martin Dubreuil n'est pas un enfant de la balle, mais c'est un enfant de l'Est et un enfant unique, élevé à Rosemont par sa mère célibataire. Longtemps, il n'a pas su qui était son père. Puis à la mi-trentaine, il s'est mis à faire des recherches et l'a retrouvé... à Beaconsfield. «J'ai passé plus de la moitié de ma vie sans père et puis, subitement à 36 ans, je me suis retrouvé avec un père tout neuf, un ex-musicien qui jouait de la tambourine, comme moi j'en joue dans les Breastfeeders. J'ai trouvé ça assez spécial.»

Double vie

Robert De Niro a été son premier modèle, l'étincelle qui a allumé sa flamme d'acteur. Mais il y en a eu d'autres comme Luc Picard, avec lequel il partage une certaine ressemblance physique et une aptitude pour le drame et le tourment. «La première fois que j'ai vu Picard, c'était au théâtre. Il n'était pas encore sur scène. Je l'ai entendu arriver, j'ai entendu le poids de sa démarche et le poids de ses bottes; quand il est apparu sous les lumières, je me suis dit: wow, quelle présence. Enfin un acteur québécois qui me fait tripper!»

Dubreuil a retrouvé Luc Picard quelques années plus tard, dans des circonstances un brin comiques sur le plateau du film Elvis Gratton, Miracle à Memphis. Les deux faisaient la file pour obtenir un autographe d'Elvis, Dubreuil en père punk qui n'arrête pas de dire «s'tie» et Luc Picard en sikh. Puis il y a eu 15 février 1839. Dubreuil était un Patriote qui partageait la même cellule que Chevalier de Lorimier. «J'étais tellement impressionné par Picard que je voulais tout le temps lui parler. J'étais aussi achalant qu'un gars qui trippe trop sur une fille et qui dit toujours la mauvaise affaire.»

Mais ce qu'il retient surtout de ce moment sa vie, c'est sa rencontre avec Pierre Falardeau, le premier cinéaste «adulte» à lui donner sa chance. Il se souvient de leurs conversations animées et un brin baveuses au sujet de la souveraineté. À l'époque, Dubreuil n'avait pas développé une grande réflexion politique et prenait plaisir à contredire Falardeau et à lui dire que la souveraineté ne servait à rien. Il le regrette aujourd'hui que Falardeau est parti et peut encore difficilement parler de ce père spirituel sans que les larmes lui montent aux yeux. Difficile d'imaginer que cet homme aux yeux humides et au coeur sensible est le prince des ténèbres fou et survolté qui enflamme les scènes du groupe des Breastfeeders. Dubreuil concède qu'il vit une sorte de double vie entre la musique et le cinéma, mais que la combinaison des deux mondes lui apporte un certain équilibre.

«J'adore être Johnny Maldoror, cette espèce de bête qui sort de sa cage à chaque spectacle, mais n'être tout le temps que ça, à la longue, ça deviendrait dangereux pour ma santé mentale. Je me prendrais trop la tête avec ça. Le métier d'acteur me ramène sur terre. Pour moi, ce n'est pas tant un gagne-pain qu'un mode de vie et un rôle social.»

Cet été, c'est le rôle de père qui va le ramener sur terre. Dubreuil et sa compagne, chercheuse en génétique humaine, attendent une petite fille pour la fin août. Si jamais il n'a pas décroché de premier rôle dans un long métrage d'ici là, il se dit qu'il va peut-être aller gagner des sous comme plongeur dans le resto d'un de ses amis. En attendant que sonne son heure. Et vu le talent et l'authenticité de cet autodidacte et fils de l'Est, il y a fort à parier que son heure ne devrait pas tarder à sonner.