Il est exceptionnel qu'un directeur de festival de cinéma discute des choix de son jury. Surtout lorsque ce festival est le plus prestigieux au monde, et qu'il sert en quelque sorte de baromètre à l'année cinématographique à venir.

Cette semaine, dans un entretien au magazine Studio Ciné Live, le délégué général du Festival de Cannes, Thierry Frémaux, s'est livré à un bilan du (très bon) cru 2011 de sa compétition, qui a consacré The Tree of Life de Terrence Malick il y a un mois. Un entretien riche en enseignements sur le fonctionnement et les stratégies du plus grand des festivals de cinéma.

«Je me fais un devoir de ne jamais commenter le palmarès, a déclaré Frémaux. Mais faisons une exception: je trouve formidable que le jury n'ait pas cherché à faire de l'effet et donc à rendre Malick victime de ce dont, dans le passé, d'autres grands cinéastes (Eastwood, Bergman, Almodovar, etc.) ont eu à souffrir: cette attitude consistant à vouloir contourner les évidences.»

Thierry Frémaux ne commente pas un palmarès. Il en commente plusieurs. Avec une franchise rafraîchissante. Son commentaire en forme de pointe est destiné à des jurys précédents, celui présidé par David Cronenberg en particulier, qui avait préféré Rosetta des frères Dardenne à Tout sur ma mère de Pedro Almodovar, le grand favori des festivaliers, pour la Palme d'or 1999. Celui aussi, sous la présidence d'honneur de Jean Cocteau, qui avait couronné en 1957 Friendly Persuasion, une oeuvre de William Wyler n'ayant pas marqué l'histoire, au détriment du Septième sceau d'Ingmar Bergman.

«Le Festival pourra toujours s'enorgueillir de compter dans les Palmes d'or un créateur de l'envergure de Terrence Malick. Ça aura de l'allure, dans le futur», ajoute Thierry Frémaux. On le comprend d'insister sur le caractère historique d'une Palme d'or. Et sur les «oublis» du passé, qui ont contraint le Festival à apporter certains correctifs, en remettant par exemple des Palmes honorifiques à Ingmar Bergman ou à Clint Eastwood.

Le cas de Pedro Almodovar est particulier. Convaincu au dernier moment, à force d'insistance, de présenter en compétition cette année La piel que habito, son plus récent film fort réussi, le cinéaste espagnol est reparti bredouille, n'obtenant pas la moindre grenaille au palmarès, comme du reste avec le précédent Étreintes brisées (Abrazos rotos) en 2009. Reverra-t-on Almodovar en compétition à Cannes? Mieux vaut ne pas retenir son souffle, comme dirait Luc Besson.

Le directeur artistique du Festival de Cannes est aussi revenu sur «l'affaire Lars von Trier», pour confirmer l'évidence, à savoir que le cinéaste danois «est un provocateur, mais pas un antisémite». Une manière comme une autre de faire son mea-culpa d'une sanction (l'expulsion de von Trier, déclaré persona non grata) jugée trop sévère par certains? Pas sûr. «Le Festival ne pouvait pas ne pas réagir et il fallait qu'il le fasse avec fermeté, mais aussi avec mesure», dit Frémaux. Or, c'est justement à mon sens dans la démesure de la sanction que le Festival a erré...

Cinéma d'art et d'effet

On ne le dira jamais assez, le Festival de Cannes sert de diapason à la cinéphilie mondiale. Il donne le ton, met des cinématographies en lumière, confirme des talents et fait oeuvre, à la fois, de défricheur. Thierry Frémaux le répète depuis quelques années: il veut ouvrir la sélection officielle à de nouveaux cinémas, pour ne plus qu'elle se cantonne dans le «cinéma de festival» traditionnel.

C'est pourquoi le Festival de Cannes (la compétition ainsi que la section Un certain regard), désormais décloisonné, occupe tous les registres, faisant par conséquent de l'ombre aux sections parallèles. Il y a dix jours, le contrat du délégué général de la Quinzaine des réalisateurs, Frédéric Boyer, n'a pas été renouvelé, après deux ans seulement à la barre.

Sa dernière sélection de films, jugée faible, a été largement contestée par la presse française. Ici même au Québec, des gens de l'industrie lui ont trouvé une inclination franco-belge trop insistante. De l'avis général, on a pu y faire trop peu de découvertes et les quelques cinéastes de renom présents (André Téchiné, en particulier) ont livré des films mineurs.

La Quinzaine, traditionnellement la rampe de lancement internationale de bien des films québécois (Le déclin de l'empire américain, La grande séduction, J'ai tué ma mère, etc.), a perdu de son lustre d'antan. Le décloisonnement de la sélection officielle, qui lui fait ouvertement compétition, n'y est pas étranger.

Xavier Dolan

Thierry Frémaux, à l'affût des nouvelles tendances et des nouveaux auteurs du cinéma mondial, ne veut être à la remorque de personne. Il espère découvrir de son propre chef le prochain Almodovar ou Gus Van Sant. Il a regretté, entre autres, d'avoir laissé le premier film de Xavier Dolan être révélé par la Quinzaine des réalisateurs. Je parie d'ailleurs que le prochain film de Dolan, Laurence Anyways, sera en sélection officielle au Festival de Cannes l'an prochain, et peut-être le premier film québécois en compétition depuis Les invasions barbares en 2003.

Chercher à tout prix à ne pas rater le coche comporte bien sûr des risques. Celui, entre autres, de succomber aux effets de mode. Depuis quelques années, la compétition du Festival de Cannes s'ouvre au cinéma de genre. Ce qui n'est pas une mauvaise nouvelle en soi. Il y a de l'excellent cinéma de genre, novateur et inventif, qui contribue à réinventer les conventions cinématographiques.

Le cinéma de genre, asiatique surtout, a cependant à ce point la cote chez les cinéphiles et critiques français, que certains en viennent à confondre un film banal exploitant des codes dans l'air du temps avec une oeuvre cinématographique réellement signifiante. J'ai parfois l'impression que les cousins ne voient plus clair entre ceux qui «font de l'art» et ceux qui «font de l'effet», comme le dit Thierry Frémeaux. À force de prendre des vessies pour des lanternes, on en vient à croire que Nicolas Winding Refn (réalisateur du film Drive, récompensé du prix de la mise en scène cette année) est Quentin Tarantino.

Il y a d'évidents effets pernicieux aux effets de mode. Comme avoir à souffrir, dans la compétition du plus important événement cinématographique de la planète, un film ridiculement conventionnel de Johnnie To mettant en vedette un Johnny Hallyday neurasthénique. Cela s'appelait Vengeance et, si j'étais Thierry Frémaux, j'aurais encore honte aujourd'hui de l'avoir sélectionné en 2009. Parce qu'un navet, même déconstruit et rendu méconnaissable par la cuisine moléculaire, reste un navet.