Étrangement, les deux longs métrages québécois sélectionnés à Karlovy Vary pourraient constituer les deux revers d’une même médaille. Plus tôt cette semaine, Laurentie, un film coréalisé par Mathieu Denis et Simon Lavoie (présenté ici hors concours), évoquait – de façon plutôt radicale – la profonde crise identitaire d’un Montréalais «québécois de souche» dont le destin ne pouvait finir autrement que de façon tragique. Roméo Onze, inscrit en compétition officielle, relate de son côté le parcours d’un autre Montréalais, libanais d’origine celui-là, dont le destin aurait bien pu être tout aussi douloureux. La première histoire bascule du côté de la mort; la seconde, du côté de la vie.

«Roméo 11» est le surnom d’internaute qu’a choisi Rami (Ali Ammar) en s’inventant une vie sur la toile. À sa réalité de jeune handicapé vivant encore sous le toit de ses parents, il oppose celle d’un businessman brassant de grosses affaires entre deux vols vers New York ou Los Angeles. Une jeune femme séduisante s’intéresse à lui. Elle veut le voir. Rami investira tout – surtout ce qu’il n’a pas – dans ce rendez-vous sentimental. Les chances de «rencontres» étant plutôt rares, pas question pour lui de laisser passer pareille occasion. Surtout que le milieu familial commence à mettre un peu de pression…

Avec beaucoup de sensibilité, Ivan Grbovic, qui signe ici un premier long métrage, orchestre l’inévitable crise d’un être en proie à la désillusion. Et le dur apprentissage qui en découle. Le scénario, que Grbovic a coécrit avec sa compagne Sara Mishara (aussi directrice photo), se révèle subtil. Tout comme le jeu d’une distribution d’ensemble mêlant des non professionnels à des comédiens accomplis. Ali Ammar, dont il s’agit d’un tout premier rôle à l’écran, impose une solide présence. Il partage notamment quelques scènes magnifiques avec le vétéran Joseph Bou Nassar, impeccable dans le rôle du père. Ce touchant Roméo Onze prendra l’affiche chez nous au cours des prochains mois.

Le marionnettiste est une ordure

Devrions-nous nous avancer autant? Peut-être pas. Mais à se fier à la formidable rumeur qu’a suscitée le premier visionnement de Sunflower Hour; à en juger aussi par les scènes et les répliques que ne cessent de se rappeler les festivaliers dans leurs conversations depuis sa présentation, la comédie décapante d’Aaron Houston a tout ce qu’il faut pour devenir «culte». Cinéaste vancouvérois d’origine montréalaise, Houston a élaboré un «documenteur» aussi jouissif que caustique, dans lequel il s’incruste dans le monde des marionnettistes. À la façon de Christopher Guest (Waiting for Guffman, Best in Show), à qui il voue une grande admiration, Houston suit à la trace quatre marionnettistes recrues, finalistes pour obtenir un poste à la prestigieuse émission pour enfants «Sunflower Hour». Les auditions étant menées par une compagnie aussi spécialisée dans la production de films pornos, on peut facilement imaginer à quel point toute notion de rectitude politique est ici joyeusement bafouée. D’autant que les quatre candidats ont tous de «petites» choses à régler dans leur vie: David (Amitai Marmostein) se fait martyriser par sa famille à la maison parce qu’on le croit gai; «Satan’s Spawn» (Kacey Rohl) arbore sa tenue gothique en tout temps; Leslie (Patrick Gilmore) entend bien faire comprendre aux enfants à quel point l’homosexualité est une abomination; et Shamus (Ben Cotton) souffre d’un dédoublement de personnalité tel que sa marionnette prend toute sa vie en charge.

Tourné pour trois fois rien à titre indépendant (le réalisateur évoque un budget de 28 000 dollars!), Sunflower Hour n’a pas encore été repêché par une compagnie de distribution. Mais cela ne saurait tarder. «Remarquez, c’est normal, déclarait hier à La Presse Aaron Houston. J’ai terminé le film il y a trois semaines à peine! Mais nous comptons bien nous charger nous-mêmes de la distribution si ça ne débloque pas vraiment du côté des sociétés connues. On compte d’abord miser sur le circuit des festivals.»

Le jeune auteur-cinéaste, qui signe lui aussi ici son premier long métrage, ne devrait pas être trop inquiet à cet égard. À Karlovy Vary, il savoure en tout cas ce qui lui arrive. Après la projection publique de Sunflower Hour, qui fut très applaudi, Houston s’est prêté à une séance de questions-réponses avec le public tchèque, arborant même une marionnette à la main pour l’occasion. Certaines questions ne pourraient d’ailleurs pas être reproduites dans un journal dit «familial».

Est-ce à dire que le Canada aurait enfin trouvé son Père Noël est une ordure? Si c’est le cas, notre voyage en aura valu la peine!

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Les frais de voyage ont été payés par le Festival de Karlovy Vary.