La rumeur de leur présence bruissait dans les allées du Théâtre Elgin, hier, en début de soirée, à l'occasion du coup d'envoi du 36e Festival international du film de Toronto (TIFF pour les intimes). Une ambiance fébrile comme dans une classe de maternelle, au début septembre. «Tu penses qu'ils seront là?» m'a demandé ma voisine, à la première de deux représentations du film d'ouverture. Une question comme un écho.

Lorsque Davis Guggenheim, le réalisateur du documentaire From the Sky Down, sur la création il y a 20 ans de l'album phare de U2, Achtung Baby, a déclaré sur scène qu'il avait deux derniers membres de son équipe à nous présenter, personne n'a été surpris de voir apparaître Bono et The Edge en chair et en blousons de cuir.

«Nous protégeons depuis toujours notre intimité et notre processus créatif, a dit Bono. Pas parce que nous sommes précieux - nous le sommes aussi - mais parce que nous craignons l'adage: quand on sait comment la saucisse est fabriquée, on n'a plus envie d'en manger! Il a été difficile de laisser quelqu'un s'immiscer dans cette intimité, mais nous sommes heureux de l'avoir fait avec un cinéaste aussi talentueux, qui sait rendre des sujets obscurs accessibles.» Le chanteur a ajouté, en boutade, que Wim Wenders n'était pas disponible...

Il s'agit de la première fois qu'un documentaire ouvre le TIFF, longtemps abonné aux premières canadiennes (pas toujours du meilleur cru). Un festival qui, comme l'a rappelé son codirecteur Cameron Bailey, a été créé en 1976, la même année que le plus célèbre groupe rock de Dublin.

Ce sont les membres de U2 eux-mêmes qui ont contacté Davis Guggenheim, oscarisé en 2007 pour An Inconvenient Truth, documentaire sur la croisade environnementale de l'ex-vice-président américain Al Gore. Il avait filmé il y a deux ans The Edge, en compagnie de Jimmy Page et Jack White, pour le film It Might Get Loud, sur ces trois monuments de la guitare électrique.

«C'est très excitant de recevoir un appel de U2, a déclaré le cinéaste. Le film a été réalisé en moins de six mois. J'espère que ça ne paraît pas!» Qu'il se rassure. Ça ne paraît pas le moindrement. From the Sky Down est une fascinante incursion dans l'univers du plus grand groupe rock de la planète. Un portrait intimiste, en plongée profonde, qui revisite une période charnière de U2, au bord de l'implosion en 1990 après une décennie de succès.

Pas facile de gérer la consécration quand on a le monde à ses pieds et à peine 30 ans. «Nous étions devenus un gros groupe rock boursouflé, concède Bono dans le film. Exactement ce que nous méprisions à nos débuts, quand nous allions voir The Clash.»

Il y a beaucoup d'introspection dans ce documentaire sur les aléas de la vie de groupe, qui n'intéressera pas que les fans irréductibles de U2. Il y a aussi beaucoup de musique. Davis Guggenheim nous offre à entendre des maquettes inédites, laissant deviner le germe de pièces d'anthologie comme One, tirée d'un riff égaré d'une version embryonnaire de Mysterious Ways. Une ballade comme une épiphanie dont les paroles trouvent un autre sens dans le contexte des frictions de l'époque au sein du groupe.

Le documentaire commence et se termine au célèbre festival de Glastonbury en 2011, au cours de la tournée 360° qui a fait escale cet été à Montréal. On y trouve quatre «frères», plus unis que jamais. Mais c'est à Berlin que bat le coeur du film. Ville fraîchement réunifiée qui a servi de catalyseur, en 1991, à la régénérescence de la bande à Bono.

Berlin que le groupe a retrouvée en compagnie de Davis Guggenheim, pour dépoussiérer les pièces d'un album mythique, fait d'alliages de rock et d'influences électroniques. «Achtung Baby est la raison pour laquelle nous sommes toujours là, dit The Edge. C'était une question de vie ou de mort pour le groupe.»

L'accouchement a été difficile, comme le démontre From the Sky Down. La cohésion n'a pas été d'emblée évidente entre ces quatre musiciens qui s'étaient un peu perdus de vue pendant le tournage d'un autre documentaire, Rattle and Hum, en 1987. L'inspiration a tardé à venir dans le brouillard des tensions.

Grâce à des images et des vidéos d'archives, ainsi que de jolies séquences d'animation, le cinéaste nous fait revivre cette période trouble, de recherche créative, de déchirements et de doutes. «On était fatigués. On n'avait plus de gaz. On a eu besoin d'abattre The Joshua Tree», dit Bono, qui a décidé, au moment d'enregistrer Achtung Baby, de se jouer de l'image de rocker mégalomane qu'on lui avait prêtée. «J'ai pris les lunettes de Lou Reed, les pantalons de Jim Morrison, la chemise et un peu des cheveux d'Elvis, et je me suis composé un personnage», dit-il.

From the Sky Down, qui s'intéresse à une période plus sombre que lumineuse, n'est pas dépourvu d'humour et d'autodérision. On y découvre Bono, pendant la fameuse session de photos de Joshua Tree avec Anton Corbijn, murmurant à The Edge: «Je sais maintenant pourquoi on a l'air si tristes sur nos photos. On s'ennuie à les faire!»

On en sait davantage sur la manière de faire de U2: l'apport inestimable des réalisateurs Brian Eno et Daniel Lanois, les thèmes proposés par The Edge, le style atypique de Larry Mullen Jr, la désinvolture bienveillante d'Adam Clayton, le «langage inventé» de Bono lorsqu'il improvise les paroles d'une chanson. Bono qui se révèle à l'écran, sans conteste, le chef d'orchestre de ce groupe dont l'éminence grise reste The Edge. Tous unis à l'écran pour décortiquer, 20 ans plus tard, un chef-d'oeuvre de la musique populaire.