Petit émoi et grandes discussions dans les cercles de journalistes spécialisés en cinéma cette semaine. Il a été beaucoup question d'une critique de The Girl with the Dragon Tattoo publiée lundi dans le New Yorker. Ce n'est ni la forme ni le contenu du texte qui ont tant fait jaser. Mais plutôt le moment de sa publication.

C'est que, voyez-vous, le journaliste David Denby, avec l'appui de ses patrons, a décidé de briser un embargo qu'il avait pourtant promis de respecter. Pour avoir accès à une projection du nouveau film de David Fincher spécialement organisée pour les membres du Cercle des critiques de cinéma de New York (NYFCC) le 28 novembre, Denby, comme ses collègues, avait en effet consenti à ne pas publier la critique du film avant le 13 décembre, soit huit jours avant la sortie du film en Amérique du Nord.

La réaction du (puissant) producteur du film n'a pas tardé. Faisant fi des explications un peu maladroites offertes par le journaliste en guise de justification (trop de films importants prennent l'affiche en même temps, a-t-il écrit dans un courriel), Scott Rudin a inscrit le nom de Denby sur une liste noire. Le critique du New Yorker ne pourra désormais plus voir les films que produit Rudin en projection de presse. Au Québec, un incident similaire a eu lieu à l'époque de la sortie de Nouvelle-France. Christal Films avait banni l'ancien critique Denis Côté, aujourd'hui cinéaste réputé, parce que ce dernier avait publié son texte dans l'hebdomadaire Ici une ou deux semaines avant la sortie du film de Jean Beaudin.

Ces histoires remettent régulièrement sous les projecteurs le principe des embargos critiques que soumettent les distributeurs aux journalistes en échange de la possibilité de visionner les films un peu à l'avance. Le procédé est habituellement justifiable, surtout dans le cas des primeurs. Il emprunte toutefois des allures ridicules quand le film en question est déjà sorti ailleurs, ou lancé précédemment dans un festival.

Pour les quotidiens, la question de l'embargo se pose plus rarement car il est traditionnellement acquis qu'une critique est publiée le jour de la sortie d'un film. C'est ce que rappelle en outre Todd McCarthy, aujourd'hui au Hollywood Reporter, dans un article publié cette semaine dans la foulée de cette affaire. L'éminent journaliste remonte jusqu'aux années 30 pour retracer l'historique de projections destinées alors aux représentants de journaux spécialisés, dont les critiques étaient lues uniquement à l'époque par les gens de l'industrie et les exploitants de salles. Puis, les représentants des autres médias furent aussi invités à voir les films à l'avance. L'arrivée de l'internet - et la course à la primeur - a toutefois changé la donne. L'omniprésence des réseaux sociaux aussi.

De part et d'autre

La mise en place d'un embargo sert évidemment avant tout les intérêts du distributeur, qui souhaite ainsi s'assurer d'une bonne visibilité médiatique, assortie d'une masse critique conséquente, au moment où son film sera accessible au public. Dans une certaine mesure, ces embargos font parfois aussi l'affaire des journalistes, qui peuvent ainsi nourrir leur réflexion pendant quelques jours, sans crainte d'être devancés par un média concurrent. En brisant l'embargo, David Denby a attiré sur sa critique - et sur sa personne - une attention que n'auront jamais ses collègues qui ont joué selon les règles établies. Il est d'ailleurs assez révélateur qu'aucune autre critique que la sienne n'ait été publiée depuis lundi, malgré la brèche entrouverte par le New Yorker.

Cela dit, Sony et Scott Rudin ne sortent pas blancs comme neige de cette histoire non plus. Leur volonté de montrer le film de Fincher aux membres du Cercle des critiques de cinéma de New York ne découlait certes pas d'un élan de charité chrétienne. Dans leur esprit, ils estimaient sans doute que The Girl with the Dragon Tattoo avait des chances de figurer au palmarès de fin d'année de l'association, dont l'annonce était prévue dans les jours suivants. Or, présenter un film dans le but précis de se distinguer sur un tableau d'honneur constitue déjà une incitation à la critique. Si le film de Fincher avait été plébiscité par le Cercle, soyez assurés que le studio et le producteur ne se gêneraient pas pour utiliser aujourd'hui cet appui critique dans leur campagne promotionnelle. Or, le NYFCC ne l'a pas retenu. Doit-on alors conclure que cette adaptation américaine de Millénium n'est pas tout à fait à la hauteur? On ne peut évidemment pas franchir ce pas. Mais le fait est qu'en ayant présenté le film à un cercle de journalistes, les artisans de The Girl with the Dragon Tattoo ont sciemment déjà pris le risque de s'exposer à la critique.

On ne peut avoir le beurre, l'argent du beurre et la crémière.