Pour une première fois cette année, l'organisation des Jutra a encouragé les artisans du cinéma à déterminer les gagnants même s'ils n'avaient pas vu tous les films en lice, a appris La Presse. La situation crée un malaise dans le milieu du cinéma et remet, encore une fois, le mode de scrutin des «Oscars québécois» sur la sellette.

«Il n'est pas nécessaire d'avoir vu tous les films pour voter.» Cette phrase, inscrite sur les quelque 6000 bulletins de vote envoyés aux membres des associations professionnelles chargés de déterminer les lauréats des Jutra, en a laissé plusieurs pantois.

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Même l'expert en mode de scrutin engagé il y a deux ans par le conseil d'administration des Jutra pour réformer le système de vote n'en revient pas. «Ça doit être une erreur de bonne foi», croit l'ingénieur et mathématicien Stéphane Rouillon.

Surpris et choqués

À l'Union des artistes, comme à l'Alliance québécoise des techniciens de l'image et du son (AQTIS) ou à la Société des auteurs de radio, télévision et cinéma (SARTEC), on se dit «perplexe», «surpris» et «choqué» par la mention. «Disons que c'est assez incongru comme message», dit le président de l'AQTIS, Bernard Arseneau, qui affirme que son organisme a reçu plusieurs appels de membres insatisfaits. «Notre message aux votants est de faire appel à leur intégrité et de visionner les films.»

«C'est étonnant comme directive. Je trouve ça assez maladroit», note le président de la boîte K-Films Amérique, Louis Dussault. Sa collègue productrice chez Camera Oscura, Christine Falco, a été si frustrée qu'elle a jeté son bulletin de vote. «Je n'étais pas d'accord alors j'ai décidé de ne pas voter. C'est dommage parce que j'avais hâte», dit-elle.

Le cinéaste André Forcier, dont le film Coteau rouge compte huit nominations incluant celle de meilleur film, va beaucoup plus loin. «C'est ignoble, rage-t-il. Ça prouve que tout cela est complètement bidon. Mon film n'a pas fait un fracas au box-office. Peu de gens l'ont vu. Alors je ne m'attends à rien dimanche.»

Changement de cap

La tâche de choisir les gagnants des Jutra revient traditionnellement aux artisans québécois, qui, dans les semaines précédant la remise de prix, reçoivent un bulletin de vote contenant le nom des finalistes dans chaque catégorie. Ces derniers sont déterminés préalablement par un jury de professionnels du milieu qui doit tout visionner.

Jusqu'à l'an dernier, les bulletins de vote du deuxième tour portaient une mention presque inverse à celle qui sème la grogne cette année. «Il n'en tient qu'à vous d'avoir vu les films en lice avant de procéder au vote. Voter dans une catégorie sans avoir vu les films équivaudrait à une injustice envers les finalistes», lisait-on en lettres italiques tout en haut de la liste des nommés.

Pourquoi, alors, un tel changement de cap de la part de la direction? Selon Ségolène Roederer, directrice générale de la Fondation Québec Cinéma, c'est à la suite des conseils de l'expert en mode de scrutin, Stéphane Rouillon, que les Jutra ont suggéré aux membres n'ayant pas vu les films de voter quand même.

«Il y a une explication statistique derrière ça, dit-elle. Il n'y a pas moyen de s'assurer que tout le monde voit tous les films. Il fallait attaquer ce problème.»

«Ils ont probablement mal compris», répond l'expert en question. Selon lui, au deuxième tour d'un vote comme celui-ci, «il faut le plus possible que les gens aient vu tous les films d'une catégorie pour que ce soit représentatif».

Mme Roederer convient d'une erreur de formulation.

«Évidemment, on veut que les gens voient les films. On aurait dû prendre plus de temps pour réfléchir à ce qu'on écrivait, dit-elle. On va corriger l'an prochain.» D'ailleurs, l'organisme a mis tous les films en lice à la disposition des votants en les envoyant aux associations.

Malgré tout, elle ne croit pas que le malentendu tintera les résultats de dimanche. «Il y a toujours des gens qui votent sans voir les films. On ne peut pas contrôler tout le monde.» La Fondation Québec Cinéma n'a d'ailleurs pas reçu plus de bulletins remplis cette année que par les années précédentes. «Ce sont toujours les même qui votent», dit-elle.

Le directeur général de la SARTEC, Yves Légaré, voit les choses d'un autre oeil. «Ça n'aura peut-être pas d'impact sur les résultats, dit-il. Mais ça va altérer la perception que les gens ont du vote.»