Il n’y a pas de système parfait. En conséquence, on ne peut qu’adopter le «moins mauvais des pires systèmes», comme l’a fait un jour remarquer le producteur Roger Frappier.

Dans une petite société comme la nôtre, qui produit malgré tout plus d’une trentaine de longs métrages de fiction par année (bien plus que plusieurs pays de taille comparable), le système de sélection des projets admissibles au financement des institutions engendre forcément sa part de déceptions, sinon d’injustices.

Face à des refus successifs, des créateurs de talent se découragent. Il y a quelques années, Robert Lepage avait même annoncé son idée d’abandonner le cinéma. Fort heureusement, l’éminent artiste est revenu sur sa décision. Il devrait nous offrir une adaptation cinématographique de sa pièce Lipsynch au cours des prochains mois.

Le plus récent guerrier à tomber au combat est Yves Christian Fournier. Révélé sur la scène cinématographique internationale de brillante façon en 2008 grâce à Tout est parfait,  le réalisateur ne parvient toujours pas à obtenir l’aval des institutions pour un deuxième long métrage.

Les deux projets soumis au cours des dernières années ont essuyé des refus, y compris N.O.I.R., sorte de Gomorra campé dans les quartiers défavorisés de Montréal. Le titre, proposé en troisième dépôt, était absent de la liste rendue publique par la SODEC la semaine dernière. L’organisme subventionnaire a d’ailleurs invité le cinéaste à soumettre le projet une quatrième fois, mais Fournier, découragé, n’en a plus envie.

Après avoir consacré plusieurs années de travail au Temps n’existe plus, un film écrit par Jonathan Harnois, puis à N.O.I.R. (écrit par Jean-Hervé Désiré), le cinéaste, signataire du 2e meilleur film québécois de la décennie 2000 selon les critiques de La Presse, songe aujourd’hui à emprunter de nouvelles voies.

«Je préfère voler de mes propres ailes plutôt que de mourir à petit feu, confiait-il en entrevue plus tôt cette semaine. Nous allons essayer de monter un financement en parallèle, peut-être en coproduction avec des sociétés étrangères, mais pour ce faire, je devrai probablement tourner ailleurs et en anglais. C’est ce qui me désole le plus. Dans le système québécois actuel, il n’y a vraisemblablement pas de place pour moi. Même si des gens m’appuient à l’intérieur des institutions, ils ne peuvent jamais faire pencher la balance en ma faveur. Mes scénarios ont toujours été un peu audacieux. J’ai l’impression qu’ils dépassent la limite du consensus établi. Et j’en souffre.»

Une culture du secret

Au-delà de son cas personnel, Yves Christian Fournier déplore surtout la culture du secret entretenue au sein des organismes. Des messages contradictoires – et déstabilisants – sont souvent lancés. Les choix semblent aussi parfois être faits en fonction de la tête du client.

«Peut-être y a-t-il quelqu’un parmi les décideurs à qui ma tête ne revient pas, fait remarquer le cinéaste en tentant de trouver une explication. Peut-être qu’un petit mot méchant lancé dans un cocktail quelque part a pu se retourner contre moi. Je n’en sais rien. Nous n’avons pas accès à ce qui se dit dans les délibérations, ni aux rapports de lectures. Mais le fait est que les projets plus consensuels auront beaucoup plus de facilité à obtenir du financement que d’autres qui obtiennent un soutien indéfectible et enthousiaste de la part de certains évaluateurs, mais qui sont barrés par d’autres. C’est un système basé sur le compromis et la moyenne, dans lequel les intervenants parviennent rarement à faire passer leurs premiers choix. L’un d’eux m’a déjà dit qu’à l’intérieur de ce système, des cinéastes comme Malick, Lynch, Von Trier ou Tarkovski n’auraient pas pu tourner bien souvent.»

Pas de «suivi»

À cet égard, ce processus de «compromis» fait beaucoup penser à la dynamique au sein d’un jury d’un festival de cinéma. On établira un palmarès «consensuel» avec lequel tous les jurés peuvent être à l’aise, parfois au détriment de films plus radicaux, qui ne font pas l’unanimité.

«Cela donne une cinématographie dans laquelle plusieurs projets se ressemblent, observe Yves Christian Fournier. Un réalisateur de films de commande pourra tourner trois longs métrages avant que celui proposant un projet plus original puisse en tourner un seul. Il n’y a pas de «suivi» dans la carrière d’un cinéaste. Très franchement, les cinq ou six dernières années n’ont pas été plaisantes à vivre. Je naviguais sur une belle vague mais là, on m’a installé une espèce de crainte dans le cerveau.

«Je n’ai plus de patience, et je n’ai plus confiance en ce système, ajoute-t-il. Un cinéaste qui ne tourne pas peut rouiller assez rapidement. Grâce au succès critique et public de Tout est parfait, j’aurais cru avoir droit à une deuxième chance, d’autant que d’autres, avec une fiche moins reluisante, ont eu le feu vert. Oui il y a beaucoup de cinéastes talentueux au Québec. Qui doivent se soumettre à une loterie dont on ne comprend pas toujours les règles. Ne pourrait-on pas instaurer un système de rotation? Ou un système plus équitable à tout le moins? Si rien ne change, ils vont échapper du monde en cours de route. C’est le sentiment que j’ai en tout cas.»

Non, il n’y a pas de système parfait. Mais même «le moins mauvais des pires systèmes» ne devrait pas s’offrir le luxe de rejeter ses cinéastes de talent.