L'espagnol n'est pas une langue que je maîtrise. Sí, no, tostador... Mais je comprends assez la langue de Buñuel pour traduire grossièrement la déclaration qu'avait préparée hier en conférence de presse le cinéaste et président du jury du 70e Festival de Cannes, Pedro Almodóvar: les films de Netflix en compétition officielle ont besoin d'être bons en s'il vous plaît s'ils espèrent décrocher la Palme d'or, le 28 mai au soir.

«Je ne conçois pas que la Palme d'or soit accordée à un film qui ne sera pas présenté en salle», a lancé comme une petite bombe le cinéaste de Parle avec elle et de Volver.

Mise en contexte: chaque présentation du Festival de Cannes entraîne dans son sillage son lot de controverses. Celle qui occupe la majorité de l'espace médiatique ces jours-ci concerne la sélection en compétition cannoise de deux films - Okja de Bong Joon-ho et The Meyerowitz Stories de Noah Baumbach - distribués par le géant américain Netflix.

Les deux films, a annoncé Netflix, ne prendront pas l'affiche en salle en France, ce qui a soulevé l'ire de l'ensemble des intervenants culturels français la semaine dernière. Après des négociations infructueuses avec Netflix, la direction du Festival de Cannes a aussi annoncé une nouvelle mesure visant à assurer que les films de sa compétition bénéficient obligatoirement d'une sortie en salle.

Une obligation en vigueur... dès 2018 et qui sera en phase avec la réglementation française actuelle, empêchant tout long métrage cinématographique d'être offert sur une plateforme numérique moins de 36 mois après avoir profité d'une sortie au cinéma.

«Les plateformes numériques sont une nouvelle façon d'offrir des images, ce qui est en soi enrichissant. Mais il ne s'agit pas que cette nouvelle forme se substitue aux formes existantes, comme la salle de cinéma», croit Pedro Almodóvar.

«Elle ne doit en aucun cas altérer les habitudes des spectateurs, affirme Pedro Almodóvar. C'est le coeur du débat d'aujourd'hui. Pour moi, la solution est que les nouvelles plateformes obéissent aux règles existantes, notamment financières et fiscales, respectées par les autres. C'est la seule façon de survivre.»

Le maître espagnol (67 ans déjà) a raison de réclamer que des entreprises comme Netflix, d'une rare arrogance, se soumettent aux mêmes règles que tout le monde, que ce soit en France ou au Canada. Il a aussi raison de plaider pour la survie des salles de cinéma, en péril. Il l'a d'ailleurs évoqué de manière très imagée, hier: «L'écran ne devrait pas être plus petit que le fauteuil sur lequel on est assis. On doit se sentir humble et petit devant l'image qui nous est présentée sur grand écran.»

Mais n'en déplaise à Almodóvar, les cinéphiles ont déjà modifié leurs habitudes. Netflix compte déjà 100 millions d'abonnés et il semble impossible de remettre le dentifrice dans le tube. La cohabitation semble inévitable et possible. La France a d'ailleurs enregistré plus de 213 millions d'entrées au cinéma en 2016, un nombre dépassé une seule fois au cours des 50 dernières années.

Au sujet de Netflix, qui a mobilisé une bonne moitié de la traditionnelle conférence de presse du jury - un exercice souvent noyé dans une litanie de banalités -, on a senti une certaine dissension parmi les jurés. Un franc-parler rafraîchissant qui laisse entrevoir des discussions musclées au cours de la prochaine quinzaine entre Jessica Chastain, Will Smith, Maren Ade, Agnès Jaoui, Paolo Sorrentino, Fan Bingbing, Park Chan-wook et Gabriel Yared.

Will Smith, star hollywoodienne égarée dans le jury cannois (une autre tradition), a plutôt pris le parti de Netflix dans le débat. «J'ai des enfants de 16, 18 et 24 ans à la maison, a précisé l'ex-rappeur. Ils vont au cinéma deux fois par semaine et ils regardent Netflix. Chez nous, Netflix n'a pas d'effet sur ce qu'ils voient au cinéma. Ce sont deux formes différentes de divertissement pour eux.» 

«[Mes enfants] voient grâce à Netflix des films qu'ils n'auraient pas vus autrement et découvrent des artistes qu'ils ne connaissent pas», affirmait Will Smith.

L'actrice et réalisatrice Agnès Jaoui a de son côté coupé la poire en deux en abordant cette «question essentielle» devenue une polémique «franco-française» selon elle. La cinéaste du Goût des autres est d'avis que la France doit revoir sa réglementation. Trois ans de délai pour qu'un film soit offert en «streaming», comme on dit à Paris, cela semble en effet excessif...

«On ne peut pas faire comme si la technologie n'avançait pas, dit Agnès Jaoui. Et ce serait dommage de se braquer. Les entreprises comme Netflix ont des droits, mais elles ont aussi des devoirs.» Bien dit, comme d'habitude.

Ils ont dit

«En tant que membre de ce jury éclectique et varié, tout ce que je peux espérer, c'est ressentir l'émotion de ceux qui ont vu pour la première fois La dolce vita ou Apocalypse Now à Cannes.» - Pedro Almodóvar

«Je suis née à Cannes artistiquement. The Tree of Life [Palme d'or de 2011] a été le début et je vais m'en souvenir jusqu'à mon dernier souffle. C'est le film de ma vie.» - Jessica Chastain

«Voir deux ou trois films par jour, c'est beaucoup. J'avais 14 ans la dernière fois que j'ai fait ça!» - Will Smith, regardé aussitôt bizarrement par Agnès Jaoui

PHOTO ALBORT PIZZOLI, AGECNE FRANCE-PRESSE

Cette année, le jury du Festival de Cannes est composé de l'acteur américain Will Smith, du réalisateur italien Paolo Sorrentino, de l'actrice et réalisatrice française Agnès Jaoui, du réalisateur espagnol Pedro Almodóvar, de l'actrice chinoise Fan Bingbing, du compositeur français Gabriel Yared, du réalisateur sud-coréen Park Chan-wook, de la réalisatrice allemande Maren Ade et de l'actrice américaine Jessica Chastain.