Plusieurs fois primé, le réalisateur Bong Joon-Ho figurait naguère avec des milliers d'autres artistes sud-coréens sur une liste noire dans son pays. Il présente aujourd'hui à Cannes une superproduction américaine à plusieurs millions de dollars.

Sous la présidente Park Geun-Hye, récemment destituée, les autorités avaient ciblé les personnalités de la littérature, du cinéma, de la danse ou du théâtre exprimant «des pensées de gauche», c'est-à-dire critiques à son endroit.

Cette liste noire faisait figure de Who's Who de la scène artistique sud-coréenne. Park Chan-Wook, qui avait remporté le Grand prix à Cannes avec Oldboy en 2004 en était aussi.

«Ce sont des années de cauchemar, de nombreux artistes ont été profondément traumatisés», raconte à l'AFP Bong Joon-Ho, 47 ans. «Beaucoup ne s'en sont toujours pas remis».

La première de son dernier film Okja, projet à 50 millions de dollars produit par Netflix, aura lieu cette semaine à Cannes. Quatre autres films sud-coréens sont à l'affiche sur la Croisette, toutes sections confondues.

Mme Park a été destituée en mars à la suite d'un retentissant scandale de corruption. Elle attend d'être jugée pour corruption et abus de pouvoir, un chef d'accusation motivé en partie par cette liste noire.

Bong, qui a étudié la sociologie à la prestigieuse université Yonsei de Séoul, avait fait ses débuts de réalisateur en 2000 avec Barking Dogs Never Bite. Il est devenu depuis le chouchou des critiques et des cinéphiles.

M. Bong a reçu des récompenses pour des films perçus comme des satires sociales, comme le thriller Memories of Murder, qui dépeignait l'atmosphère répressive des années 1980 sous le règne de l'armée.

«Traumatisme massif»

En 2006, dans son blockbuster fantastique The Host, il décrivait l'incompétence d'un gouvernement face à un désastre créé par un monstre. Huit ans après, de nombreux Sud-Coréens dressaient un parallèle avec la catastrophe du ferry Sewol, dans lequel 304 personnes, en grande majorité des lycéens, avaient péri.

Le gouvernement avait été écharpé pour l'incompétence des secours et Bong fut l'un de ceux qui avaient réclamé une enquête.

«C'était une tragédie douloureuse, une expérience tellement traumatisante pour tant de Sud-Coréens, moi y compris», dit-il.

De nombreux artistes figuraient sur cette liste noire qui eut pour conséquence de les priver de subventions. Certains furent même placés sous surveillance. Grâce à sa réputation, Bong dit avoir pu s'en remettre aux financements privés.

D'autres n'ont pas eu cette chance. Les autorités avaient ainsi procédé à des achats massifs de billets pour tenter d'empêcher le public de voir le documentaire Diving Bell sur le naufrage du Sewol.

Cinema Dal, distributeur du documentaire, avait failli couler faute de subventions. Pour avoir montré le film, le festival international de Busan, le plus grand d'Asie, avait vu ses subventions fondre.

Multinationale rapace

«Toute l'industrie du cinéma savait depuis des années que quelque chose allait de travers. Mais on n'arrivait pas à comprendre quoi», raconte Bong, qui dirige la Guilde des réalisateurs de Corée du Sud. «Ce n'est que depuis quelques mois que nous savons pourquoi».

En 2012, le Sud-Coréen avait été invité à Hollywood pour réaliser le film de science-fiction Snowpiercer avec Tilda Swinton et Chris Evans.

Le succès de ce film vu comme la métaphore d'un capitalisme devenu fou a débouché sur Okja, où jouent Swinton et Lily Collins. Le film raconte l'amitié entre un animal génétiquement modifié et une fillette qui tente de le sauver des griffes d'une multinationale rapace.

«C'est essentiellement une histoire d'amour entre l'homme et la petite fille, mais cela montre aussi comment nos vies sont inexorablement façonnées par le capitalisme, qu'on soit humain ou animal», ajoute Bong, en lice pour la première fois en compétition à Cannes.

«Okja est mon sixième film mais ce moment où l'on montre pour la première fois son film au monde entier est toujours troublant», poursuit-il, se disant «nerveux, électrisé et un peu soulagé» d'en avoir fini avec le projet.

Il est également soulagé de la victoire à la présidentielle de l'ancien avocat de gauche Moon Jae-In. «Je crois que l'avenir sera meilleur avec le retour de la liberté d'expression».