Il arrive assez fréquemment qu'un cinéaste en exil perdra ses repères dès qu'il pose sa caméra à l'étranger. Abbas Kiarostami, compatriote d'Asghar Farhadi, a livré à Cannes l'an dernier Like Someone in Love (présentement à l'affiche à Montréal), un film tourné au Japon, probablement le moins bon de son illustre carrière.

Fort du triomphe d'Une séparation (Ours d'or à Berlin, Oscar du meilleur film en langue étrangère), Asghar Farhadi a su préserver entièrement son intégrité artistique. Le passé, un film tourné en France, dans lequel les acteurs s'expriment dans une langue que l'auteur cinéaste ne comprend pourtant pas, ne pourrait avoir été réalisé par un autre cinéaste. Les préoccupations sont les mêmes, la manière, la maîtrise, l'acuité du regard, tout est là. Autrement dit, la démarche artistique reste exactement la même. Comme un film iranien d'Asghar Farhadi, mais tourné dans la langue de Molière.

Fidèle à lui-même, Farhadi part d'une histoire toute simple pour explorer les méandres et les contradictions de la nature humaine. On entre cette fois dans la vie de Marie (Bérénice Bejo), une femme mariée un temps à Ahmad (Ali Mosaffa), un Iranien qui, il y a quatre ans, est retourné vivre chez lui à Téhéran. Ce dernier revient aujourd'hui à Paris afin d'officialiser le divorce, histoire de permettre à Marie d'épouser Samir (Tahar Rahim), dont l'ancienne épouse végète dans un profond coma depuis au moins huit mois.

L'arrivée d'Ahmad dans le décor fera évidemment ressurgir des échos du passé, d'autant que l'homme sera appelé à servir de médiateur dans une relation conflictuelle entre son ancienne amoureuse et Lucie (Pauline Burlet), la fille adolescente de Marie.

Iranien avant tout

«Même si je tourne un film à l'extérieur de mon pays, je reste d'abord et avant tout un cinéaste iranien, a déclaré Asghar Farhadi lors de la conférence de presse qui a suivi la projection du matin. La géographie peut être différente, cela ne modifie en rien ma démarche de cinéaste. Les décors changent, mais pas moi. Aussi, le thème de la famille revient de façon récurrente dans mes films car j'ai le souci de m'approcher du spectateur dans ce qu'il a de plus intime, de plus fondamental. Peu importe où l'on vit, les relations familiales constituent un thème universel. Même si la notion de relation de couple est la plus ancestrale de l'histoire de l'humanité, il reste que les souffrances qu'elle engendre comportent toujours des aspects nouveaux et inédits. Je pourrais traiter ce sujet jusqu'à la fin de mes jours, il ne serait pas épuisé!»

Venu du théâtre, Farhadi exige de ses acteurs une disponibilité de tous les instants. Deux mois de répétitions ont été nécessaires avant le tournage du Passé. Qui en a duré quatre. Un interprète est devenu la voix du cinéaste sur le plateau. Bérénice Bejo, qui n'avait rien tourné depuis The Artist, a particulièrement apprécié la méthode de travail du cinéaste iranien.

«Le fait que nous ne parlions pas la même langue n'a pas mis de barrière entre nous, a-t-elle expliqué. Au contraire, je dirais même que ce temps plus long à dialoguer nous permettait d'être vraiment à l'écoute. Nous avons aussi pu régler toutes les questions que nous nous posions au moment des répétitions. Ce qui fait qu'au moment du tournage, c'est comme si on avait déjà fait 50 prises. À mes yeux, Asghar tenait le même rôle que celui d'un chorégraphe dans un spectacle de danse. Aurélie Dupont n'invente aucun de ses pas mais elle interprète la vision de son chorégraphe de façon exceptionnelle. Quand on tourne avec Asghar, on a un peu ce sentiment en tant qu'acteur. J'adore ça!»

Si le récit paraîtra parfois inutilement explicatif, il reste que l'écriture au scalpel de Farhadi fait encore merveille ici. C'est fin, subtil, dur, bref, l'auteur cinéaste colle son cinéma sur la vie pour en tirer une vision percutante. Le portrait est complexe au point où les allégeances du spectateur pourront louvoyer d'un personnage à l'autre, chacun naviguant dans ses propres zones d'ombres. À cet égard, ce film est très riche. Et s'inscrit d'emblée parmi les plus beaux fleurons d'une oeuvre axée sur l'étude des rapports humains.

La notion de censure

Interrogé sur la difficulté qu'ont les cinéastes iraniens dans l'exercice de leur art, Asghar Farhadi a évoqué directement la notion de censure.

«Il y a deux types de censure, a-t-il expliqué. Il y a la censure officielle, et il y a ensuite l'autocensure. Celle-là est beaucoup plus dangereuse. J'ai grandi avec des conditionnements sur lesquels je n'ai plus de contrôle aujourd'hui. Même quand je travaille à l'étranger, il serait illusoire ou mensonger de croire que cela change quoi que ce soit. Je ne peux pas dire que je me sens «libéré» de quelque chose. En revanche, j'essaie de voir ces conditionnements comme un atout plutôt que comme une contrainte.

«On peut bien essayer de se libérer de son passé, il ne nous laisse pas, a ajouté le réalisateur. Ce d'autant que chacun réécrit ce passé de façon ou plus sombre ou plus édulcorée.»