Pour le commun des mortels, Stanley Tucci est cet acteur italo-américain souvent cantonné dans les rôles de mafieux et sans doute très bien payé pour alimenter le mythe. Stanley Tucci aurait pu se contenter de son sort, mais il avait d'autres ambitions en tant qu'artiste et surtout en tant qu'Italo-Américain. Il y a 20 ans, il a écrit et réalisé son premier film, Big Nights, sur deux frères italiens qui ouvrent un restaurant. Avec ce projet, Tucci faisait d'une pierre deux coups : il passait derrière la caméra, mais surtout, il réalisait un film sur des Italiens sans qu'il soit une seule seconde question de la mafia.

Depuis, il a publié deux livres de cuisine et réalisé quatre autres films, dont Final Portrait, présenté samedi en compétition et portant sur les deux dernières années de la vie du grand peintre et sculpteur suisse Alberto Giacometti. C'est l'extraordinaire et vieux bougon Geoffrey Rush qui interprète l'artiste avec une telle gouaille et un tel naturel qu'on a l'impression que c'est Giacometti lui-même qui joue son propre rôle.

Le film est l'adaptation d'un livre du journaliste américain James Lord. En 1965, ce dernier a posé dans l'atelier parisien de Giacometti. Son livre est le compte rendu quotidien d'une aventure qui devait durer quelques heures et qui s'est éternisée pendant 18 jours. En guise de remerciement, Lord a reçu son portrait en cadeau avant de le revendre des années plus tard. L'an passé, le portrait est revenu sur le marché et s'est vendu 20 millions.

Mais l'intérêt du film de Tucci, c'est d'abord le processus créatif de Giacometti qui cent fois sur le métier fait et refait son tableau, parfois au point de le massacrer dans le mouvement frénétique d'un éternel recommencement qui n'aboutit jamais.

En conférence de presse, Tucci a raconté qu'il n'aimait pas les biopics, mais plutôt les films comme le sien (et celui sur Django Reinhardt) qui racontent un moment dans la vie d'un artiste, parce que ce moment permet en général d'aller plus en profondeur et de mieux saisir le personnage.

C'est Armie Hammer, un acteur de 6 pi 5 po beau comme un dieu, révélé dans The Social Network où il incarnait les deux jumeaux Winklevoss à lui tout seul, qui interprète James Lord. « Mon rôle cette fois était très simple, je jouais un gars assis pendant des heures devant son idole. Et c'est exactement ce qu'en tant qu'acteur je faisais, en restant assis pendant des heures devant mon idole Geoffrey Rush. »

Giacometti était un artiste de génie, mais un homme pas reposant, qui entretenait un rapport complètement tordu avec les femmes et qui trompait au grand jour son épouse (Sylvie Testud) avec une prostituée (Clémence Poésy) qui vivait quasiment chez lui. Dans une scène dérangeante, l'artiste raconte au journaliste qu'à 20 ans, pour s'endormir, il fantasmait qu'il tuait les femmes après les avoir violées et qu'ensuite, il dormait comme un bébé. Heureusement, l'histoire de l'art a retenu de Giacometti ses magnifiques sculptures et non pas ses effroyables fantasmes.

L'AMOUR À L'ABATTOIR

Le cinéma actuel est-il encore en mesure de nous offrir une histoire d'amour vraie, crédible, touchante, pas quétaine, pas sentimentalo-machin ? Je parle d'un film avec de la classe, de la profondeur et de la poésie ? La réponse, c'est oui, et c'est la cinéaste hongroise IIdiko Enyedi qui en a fait l'éclatante démonstration avec On Body and Soul, un film de la compétition qui s'avère déjà, même s'il est encore tôt, un candidat potentiel à un prix.

Une histoire d'amour, donc, mais qui commence très mal dans le sang et les tripes d'un abattoir où les bovins sont égorgés sans pitié. Heureusement que Julie Snyder n'était pas dans la salle jeudi, elle aurait à coup sûr eu une syncope tant les images sanglantes des animaux qu'on abat sont difficilement supportables. Pourtant, c'est dans ce lieu peu propice aux rapprochements (mais métaphoriquement pertinent) que va naître un amour singulier entre Endre (Geza Morcsanyi), directeur financier vieillissant qui a perdu l'usage d'une main qui pend comme une montre molle au bout de son bras et Maria (Alexandra Borbely), jeune contrôleuse de la qualité qui fuit les contacts physiques et humains. Elle soufre sans doute d'une forme d'autisme, mais on ne le saura jamais. Ce qu'on apprend en revanche, c'est que ces deux êtres dépareillés se rencontrent chaque nuit dans leurs rêves. Oui. Les deux font le même rêve et rêvent qu'ils sont deux cerfs qui gambadent paisiblement dans une forêt enneigée, une image de beauté et de liberté qui contraste avec l'abattoir sanglant où agonisent leurs frères bovins.

La cinéaste, qui a remporté la Caméra d'or à Cannes en 1989, a écrit le scénario en quelques semaines seulement, tellement elle avait une vision claire de ce qu'elle voulait raconter. Le résultat est d'une grande poésie, mais il y a aussi quelque chose de douloureusement touchant entre ces deux êtres qui brûlent d'entrer en relation, mais qui ont perdu le mode d'emploi. Dans le fond, ces deux-là, avec leur paralysie partielle et leur peur panique des contacts humains, c'est un peu nous tous dans l'abattoir du monde d'aujourd'hui. Or, au lieu de nous laisser sombrer dans le désespoir, ce film nous dit que malgré tout et malgré nous, l'amour est encore possible. Et pour une fois, on a envie d'y croire.

photo Paolo Monti (Fondo Paolo Monti, BEIC), tirée de wikipédia

Alberto Giacometti lors de la 31e Biennale de Venise, en 1962

photo Parisa Taghizadeh

Geoffrey Rush interprète l'artiste.