Elle a été une figure majeure de la musique noire des années 30, 40 et 50. Sa flamboyance, son feeling et sa façon de manier la guitare électrique ont joué un rôle vital dans la conception qu'on se fait aujourd'hui du rock'n'roll. Sans elle, Elvis Presley, Chuck Berry, Eric Clapton et Jimi Hendrix n'auraient sans doute pas été les mêmes.

Et pourtant. On avait presque oublié Sister Rosetta Tharpe, la «marraine du rock'n'roll». Morte pauvre et dans l'anonymat en 1973, cette géniale mama noire est injustement passée entre les «craques» de l'histoire musicale américaine.

Le film Sister Rosetta Tharpe, Godmother of Rock & Roll, présenté cette semaine au Festival des films sur l'art (FIFA), est l'occasion de redécouvrir cette pionnière du rock. Réalisé pour la télévision par le Britannique Mike Csaky, le documentaire ne fait que 52 minutes. Mais c'est une excellente introduction au personnage, que Bob Dylan a un jour décrit à la radio comme «une force de la nature, divine, sublime et splendide... tout sauf plate et ordinaire».

Née en 1915, Rosetta Tharpe aurait dû se contenter de chanter du gospel à l'église. Elle a été élevée à Chicago, dans un milieu très religieux, par une maman particulièrement bigote. Mais au grand désespoir de celle-ci, sa fille a rapidement pactisé avec le diable du show-business, et est devenue la toute première artiste à mélanger le gospel et la variété.

À la fin des années 30, elle était déjà une vedette du disque et se produisait au légendaire Cotton Club, avec l'orchestre jazz de Cab Calloway.

Les puristes du gospel la trouvaient choquante. Ils réprouvaient son style de vie et ses mauvaises fréquentations. Comme si ce n'était pas assez, certaines de ses chansons étaient carrément osées, qu'on pense à Tall Skinny Papa (je veux un homme grand et chauve), un succès malgré ses allusions sexuelles assez évidentes.

Première «guitare héroïne»

Révolutionnaire à sa façon, Rosetta Tharpe a aussi été la première «guitare héroïne». Ses solos de guitare électrique enflammés, balancés sur fond de rhythm'n'blues, annonçaient clairement l'arrivée du rock'n'roll.

Elvis adorait sa technique de «picking». Elle a sans aucun doute inspiré Chuck Berry, qui a lui-même influencé Keith Richards, des Rolling Stones. Selon Dylan, il est aussi probable qu'elle a suscité plusieurs vocations lors de sa tournée britannique avec Muddy Waters, en 1964. «Je suis sûr que plusieurs jeunes Anglais ont saisi une guitare après l'avoir vue à l'oeuvre», dit-il.

On peut voir un extrait de cette tournée dans le documentaire de Mike Csaky. Vêtue d'un grand manteau blanc, Rosetta Tharpe se produit sur un quai de gare, alors que le public est assis sur le quai opposé. Elle a l'air d'une dame de 50 ans, très digne. Mais lorsqu'elle se met à malmener sa Gibson SG (aussi blanche que le manteau!), elle se transforme en vraie bête de rock.

«Quand les gens la voient, ils me disent qu'elle est exactement comme Clapton, Townshend ou Hendrix, souligne le réalisateur Mike Csaky dans une entrevue diffusée sur le web. Chaque fois, je leur réponds que non, c'est plutôt l'inverse: ce sont eux qui sonnent comme elle!»

Sans pierre tombale

Hélas, cela n'aura pas suffi à assurer sa postérité. Après l'arrivée d'Elvis et l'émergence du rock'n'roll blanc, Sister Rosetta Tharpe a été balayée des écrans radars, sombrant peu à peu dans l'oubli, sauf en Europe, où elle avait toujours un public. Morte en 1973, dans la dèche, après avoir été amputée d'une jambe à la suite d'un cancer, elle sera enterrée sans pierre tombale dans un cimetière près de Philadelphie. Aberrant!

Il faudra attendre 2008, avec la sortie d'une biographie signée Gayle Wald (Shout Sister Shout!) pour que sa mémoire soit proprement honorée, avec une épitaphe enfin digne de ce nom et l'inauguration d'un «Sister Rosetta Tharpe Day» (le 11 janvier) pour l'État de la Pennsylvanie.

Autre aberration: Rosetta Tharpe n'a toujours pas été intronisée au Temple de la renommée du rock. Mike Csaky espère vivement que son documentaire aidera à la faire mieux connaître et que les «gens allumeront sur son cas». L'année 2015 marquera son centenaire. Une bonne occasion de réparer l'injustice.

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Sister Rosetta Tharpe: The Godmother of Rock & Roll est présenté mardi à 21h à la salle 1 de l'UQAM. La projection sera suivie du documentaire Detroit/Michigan - Motor City Music.