(Toronto) Rêvant de Babylon depuis 15 ans, Damien Chazelle s’apprête à offrir au monde son long métrage le plus ambitieux, construit autour d’une virée décadente dans le vieil Hollywood, alors en pleine mutation. Rencontre avec un cinéaste qui s’est « lâché lousse ».

Un jour, Damien Chazelle s’est intéressé à l’histoire du cinéma, particulièrement celle où Hollywood en était à ses premières décennies d’existence. Plus il en apprenait à ce propos, plus il constatait que la vision générale qui en subsiste ne correspond pas du tout à la réalité. D’où l’idée de remettre un peu les pendules à l’heure à travers une fresque où évoluent des personnages fictifs, dont plusieurs sont pourtant inspirés par de véritables artisans de l’époque.

PHOTO SCOTT GARFIELD, FOURNIE PAR PARAMOUNT PICTURES

Margot Robbie dans Babylon (Babylone), un film de Damien Chazelle

« La réalité est bien différente de celle qu’on nous a toujours racontée, explique le cinéaste au cours d’une entrevue accordée à La Presse. C’est un peu comme si tout avait été nettoyé au profit d’une histoire officielle. La vision que nous avons du vieil Hollywood est fortement teintée par ce qui est survenu à la fin des années 1920, avec la mise sur pied d’un code moral de production [surnommé le code Hays] et l’arrivée d’une certaine respectabilité envers une forme d’art qui, jusque-là, n’était pas encore prise vraiment au sérieux. »

Mais le fait est que l’envers du décor était beaucoup plus sombre et décadent. J’ai souhaité montrer la version non censurée de cette époque.

Damien Chazelle

De l’encre empoisonnée…

D’une certaine façon, celui qui, il y a quatre ans, devenait à 32 ans le plus jeune lauréat de l’Oscar de la meilleure réalisation propose le côté obscur de La La Land, le long métrage qui lui a valu tous les honneurs.

« Oui, absolument ! Cette pensée m’a d’ailleurs traversé l’esprit, même si j’ai commencé à réfléchir à ce film bien avant. La La Land était une forme de lettre d’amour à Hollywood alors que Babylon ressemble davantage à une missive écrite à l’encre empoisonnée ! Le récit illustre le comportement outrancier de l’époque, avec lequel on peut s’amuser, mais aussi la noirceur incroyable qu’il sous-tend. À cause de l’arrivée du son et du cinéma parlant, de nombreux artisans étaient saisis de désespoir et avaient la sensation que le tapis était en train de se dérober sous leurs pieds, d’où la folie qui animait le cinéma muet de ces années-là. »

PHOTO SCOTT GARFIELD, FOURNIE PAR PARAMOUNT PICTURES

Margot Robbie et Diego Calva dans Babylon (Babylone)

Commençant en 1926 par une scène de fête complètement délirante se déroulant dans une soirée à laquelle se rend l’apprentie actrice Nellie LaRoy (Margot Robbie) pour se faire remarquer, le récit, qui se déploie sur un peu plus de trois heures, suit principalement le parcours de cette dernière. Nellie fera en outre la rencontre d’un jeune acteur d’origine cubaine (Diego Calva), ainsi que celle de Jack Conrad (Brad Pitt), acteur de films muets à l’apogée de sa gloire. Autour de ces trois personnages pivots gravite une distribution imposante de laquelle font entre autres partie Jean Smart, Jovan Adepo, Li Jun Li, Lukas Haas, Toby Maguire et Eric Roberts.

Quand on propose un film pareil à des acteurs, on souhaite simplement que le scénario puisse parler de lui-même. Comme vous pouvez l’imaginer, là, c’était du lourd. Comme une brique qui aboutissait sur leur bureau. Babylon est assurément un projet qui exigeait d’eux beaucoup d’intrépidité, tout autant que de l’équipe technique.

Damien Chazelle

À la manière de l’époque

Doté d’un budget dépassant de loin ceux attribués aux longs métrages précédents du cinéaste (le budget oscillerait entre 80 et 100 millions de dollars selon certains médias spécialisés), Babylon fait également écho à la façon de faire du cinéma d’il y a presque 100 ans.

PHOTO TOMMASO BODDI, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Damien Chazelle a assisté à la cérémonie des prix des gouverneurs, attribués par l’Académie des arts et des sciences du cinéma, tenue le 19 novembre dernier à Los Angeles.

« Babylon est le plus gros film que j’ai jamais fait, mais en même temps, il est, paradoxalement, le plus indie d’esprit », indique celui à qui l’on doit notamment Whiplash et First Man. « Le scénario était très amusant à écrire, mais il fallait ensuite trouver la façon de le concrétiser sur le plan logistique, alors qu’on souhaite raconter la fabrication d’une production qui comporte des centaines de figurants. Les films muets épiques comme Intolerance, Wings ou Napoleon étaient d’une ampleur qui n’a jamais pu être égalée par la suite. On peut évidemment créer aujourd’hui l’illusion avec des images de synthèse, mais j’ai tenté de recourir le moins possible à cette technique parce que je souhaitais m’approcher de la façon de faire de l’époque. »

PHOTO FOURNIE PAR PARAMOUNT PICTURES

Brad Pitt est l’une des têtes d’affiche de Babylon (Babylone), un film de Damien Chazelle.

L’histoire du cinéma a toujours inspiré les cinéastes. Au cours des récentes années, au moins deux autres pointures hollywoodiennes s’y sont attelées en proposant leur vision d’un chapitre précis de cette histoire : Quentin Tarantino (Once Upon a Time in Hollywood) et David Fincher (Mank).

Je crois que l’attirance des cinéastes contemporains envers l’histoire du cinéma provient d’une envie de comprendre d’où nous venons. Il est fascinant — et un peu troublant — de constater à quel point cette forme d’art est encore jeune par rapport aux autres. Le cinéma a pourtant dû traverser le XXe siècle en subissant d’importantes transformations bien plus rapidement que les autres formes d’art.

Damien Chazelle

« Le fait qu’il soit intrinsèquement lié à l’évolution technologique y est aussi pour beaucoup, je crois. Quand le muet s’est effacé au profit du parlant, c’est parce qu’il fut obligé de le faire à cause de l’évolution technologique. Tout ça se déroule tellement vite que ça crée forcément du drame. C’est peut-être ce qui nous inspire. »

Le premier amour

Ayant réalisé son premier long métrage, Guy and Madeline on a Park Bench, à l’âge de 23 ans, Damien Chazelle n’a par ailleurs jamais douté de sa vocation. Le cinéma est entré dans sa vie tout jeune et ne l’a plus jamais lâché.

« Je n’ai jamais rien voulu faire d’autre, confie-t-il. Le cinéma a été mon tout premier amour, avant même que j’aie la moindre idée de ce qu’est la réalisation. Je m’estime chanceux d’avoir trouvé ma vocation si tôt, même si, parfois, je me demande si, en ayant ce seul intérêt, je n’aurais pas raté quelque chose en chemin. Le sentiment indéfectible que je ressens envers le cinéma me rend la tâche plus facile, mais aussi plus dure parfois, parce qu’il est intimement entremêlé à ma vie. Et ça n’est peut-être pas toujours une bonne chose ! »

Babylon (Babylone en version française) prendra l’affiche le 23 décembre.

Les frais de voyage ont été payés par Paramount Pictures.