Vingt-deux ans après Amores perros, le réalisateur de Birdman et de The Revenant est retourné au Mexique, son pays d’origine, pour y tourner son film le plus personnel. Entretien.

Après The Revenant, qui lui a valu son deuxième Oscar de la réalisation (un an seulement après celui obtenu grâce à Birdman), Alejandro González Iñárritu a conçu Carne y Arena, une installation de réalité virtuelle saisissante, dans laquelle le spectateur était plongé dans l’enfer des immigrants réfugiés. Sans ce projet, Bardo, fausse chronique de quelques vérités n’existerait sans doute pas.

« Ce fut un élément déclencheur très important », a confié le cinéaste mexico-américain au cours d’un entretien téléphonique accordé à La Presse lundi. « Cette installation virtuelle a voyagé dans plusieurs villes [elle fut en outre présentée à Montréal à Arsenal art contemporain], mais sa nature même a fait en sorte que relativement peu de gens ont pu en faire l’expérience. J’avais interviewé plus de 500 immigrants pour ce projet. Ils m’ont tous raconté leur histoire, parfois semblable, souvent différente de la mienne. Cela dit, je pouvais tellement m’identifier émotionnellement à eux que j’ai ressenti le besoin de retourner à ma propre histoire, sous la forme d’un long métrage. »

PHOTO VALÉRIE MACON, AGENCE FRANCE-PRESSE

Alejandro González Iñárritu

Dans l’inconscient d’un alter ego

Bardo, fausse chronique de quelques vérités n’a pourtant rien du drame réaliste, bien au contraire. Le réalisateur de Babel plonge dans l’inconscient d’un alter ego, journaliste et documentariste mexicain installé à Los Angeles depuis plus de 20 ans. Ce dernier doit revenir à Mexico pour assister à une fête organisée en son honneur, pendant laquelle on lui attribuera un prix prestigieux. Interprété par Daniel Giménez Cacho, acteur vu notamment dans Y tu mamá también (Alfonso Cuarón) et La mauvaise éducation (Pedro Almodóvar), Silverio, qui mène une brillante carrière aux États-Unis, se retrouve en pleine crise existentielle. Il est tiraillé à la fois par des souvenirs de nature intime et ceux liés à l’histoire collective mexicaine. Du coup, Iñárritu nous offre le plus éclaté de ses longs métrages, le plus personnel aussi.

PHOTO SEOJU PARK, FOURNIE PAR NETFLIX

Daniel Giménez Cacho est la tête d’affiche de Bardo, fausse chronique de quelques vérités, un film d’Alejandro González Iñárritu.

« J’aurais sans doute pu faire un autre genre de film, plus facile d’accès, plus mainstream et moins risqué, mais là, peut-être à cause de mon âge [59 ans] et de l’état dans lequel le monde se trouve à l’heure actuelle, j’ai eu envie d’aborder des thèmes plus personnels. Plus le temps passe, plus on devient nostalgique, surtout quand on a vécu loin de ses racines. Vient aussi un moment où l’on pense à ce qu’on est devenu. C’est comme une sorte de bilan. »

Le choix de faire un journaliste de son alter ego n’est pas innocent. Alejandro González Iñárritu estime qu’un parallèle peut très bien être établi entre un reporter et un cinéaste, d’autant que, selon lui, la ligne devient de plus en plus floue entre la fiction et la réalité.

« Si je fais Babel ou Biutiful, ou si je me lance dans un projet comme Carne y Arena, je me dois de faire une recherche journalistique. Je rencontre alors des gens, je les interviewe en essayant de trouver le plus de vérité possible. Ensuite, je trahis cette réalité avec la fiction, qui, elle, cherche à atteindre une espèce de vérité suprême dans l’émotion. »

Silverio navigue entre ces deux mondes au moment où il traverse lui-même une crise. Il exprime ce qu’il ressent, pas ce qu’il pense. C’est ce qui m’intéresse. Et en passant, c’est aussi ce que je fais en tant que cinéaste !

Alejandro González Iñárritu

Pour son premier long métrage tourné dans son pays d’origine depuis Amores perros, qui l’a révélé en l’an 2000 au Festival de Cannes (où il a obtenu le Grand Prix de la Semaine de la critique), Alejandro González Iñárritu évoque l’état d’esprit du Mexique, profondément imprégné d’une culture où l’onirisme et les accents surréalistes sont mis en valeur.

« Pour les gens qui ne connaîtraient peut-être pas bien les traditions narratives de la culture mexicaine, il convient de souligner à quel point cette culture est complexe et riche, souligne-t-il. Dans la littérature, dans le cinéma, dans les arts en général, cette effervescence a libéré notre subconscient d’une manière substantielle. Mon film y fait fortement écho. »

Une version un peu plus courte

La première mondiale de Bardo, fausse chronique de quelques vérités a eu lieu à la Mostra de Venise au début du mois de septembre. Depuis cette présentation, le long métrage, qui faisait près de trois heures, a été raccourci de 15 minutes. Alejandro González Iñárritu a pris l’initiative de faire quelques ajustements.

« J’avais terminé le film à peine deux jours avant de le présenter à Venise et j’ai alors pu le voir pour la toute première fois avec un public. J’ai pu facilement détecter les endroits qui pouvaient être mieux resserrés, sans rien enlever de l’essence d’une scène. J’ai retravaillé le montage, ce que je ferais indéfiniment si j’en avais l’occasion parce que j’aime ce processus. Quand on a un échéancier précis à respecter, une date de présentation dans un festival ou une date de sortie, il faut d’évidence s’arrêter à un moment donné. Bardo est intact dans sa nouvelle version, il est maintenant juste un peu plus “propre”. Mettre un point final à un film empruntera toujours pour moi les allures d’un compromis. Il faut pourtant le laisser aller, en sachant que rien ne sera jamais parfait. »

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La première mondiale de Bardo, fausse chronique de quelques vérités a eu lieu à la Mostra de Venise au début du mois de septembre.

Le retour au cinéma d’Alejandro González Iñárritu après sept ans d’absence survient à un moment où les modes de diffusion se sont radicalement transformés. À l’instar de Roma, de son compatriote Alfonso Cuarón, Bardo, fausse chronique de quelques vérités porte le label Netflix. La fresque onirique pourra être vue sur grand écran dans la plupart des territoires (y compris au Québec), mais il n’aura pas droit à une distribution classique dans les grandes chaînes d’exploitation.

« La bonne nouvelle est que Netflix a accepté qu’il soit présenté dans un circuit de 500 écrans au Mexique, où il est déjà à l’affiche depuis deux semaines, précise le cinéaste. Aux États-Unis, au Canada et dans plusieurs pays européens, le film pourra être vu sur grand écran pendant quelques semaines avant d’être déposé sur la plateforme. J’ai la chance que Bardo soit considéré comme une expérience cinématographique qui mérite d’être vue sur grand écran. »

Et que fait-on après s’être investi dans une œuvre aussi personnelle ?

« Franchement, je ne sais pas. Je pars rarement à la poursuite d’un sujet. Habituellement, c’est le sujet qui s’impose à moi. Il y a sans doute quelque chose qui me viendra ! »

Bardo, fausse chronique de quelques véritésprend l’affiche dans quelques salles au Québec le 18 novembre. Il sera offert sur Netflix le 16 décembre.