Dans leur 12e long métrage de fiction, Jean-Pierre et Luc Dardenne relatent le parcours de ceux qu’on appelle les « mena », ces « mineurs étrangers non accompagnés », venus d’Afrique ou d’ailleurs pour tenter de se faire une nouvelle vie en Europe. Les cinéastes multiprimés du Festival de Cannes poursuivent ainsi leur démarche humaniste et sociale. Entretien.

Il y a une douzaine d’années, les frères Dardenne ont commencé à écrire un scénario inspiré d’une réalité dont on parlait de plus en plus dans les médias belges. On y évoquait en effet le sort de ces enfants venus d’ailleurs, mineurs non accompagnés qui, une fois en Europe, disparaissaient des écrans radars, parfois recrutés par des organisations criminelles.

« Nous avons eu vent de l’histoire de cette mère camerounaise ayant reçu l’ordre de quitter le territoire belge, raconte Luc Dardenne au cours d’une interview accordée à La Presse en visioconférence. Elle a alors dit à ses enfants d’aller se présenter au commissariat de Liège, où ils pourraient obtenir le statut d’enfant mena [mineur étranger non accompagné], et qu’elle viendrait ensuite les retrouver un jour. Avant de partir, elle leur a donné la consigne de ne jamais se séparer, parce que se séparer, dans ce contexte, c’est mourir. C’est quand même révoltant qu’une telle situation existe dans des démocraties où nous sommes tous des citoyens de droit. »

Une sorte de lumière

Tori et Lokita a commencé à vraiment prendre forme au moment où les cinéastes ont imaginé une histoire d’amitié indéfectible, comme une sorte de lumière qui pouvait traverser tout le film. Lokita est une grande adolescente et Tori, un petit garçon rusé et débrouillard. Aux yeux du monde hostile qu’ils doivent affronter, Lokita fait passer Tori pour son petit frère. Les liens qui les soudent l’un à l’autre sont si solides qu’ils pourraient d’ailleurs fort bien être de nature familiale.

PHOTO CHRISTINE PLENUS, FOURNIE PAR MAISON 4 : 3

Tori et Lokita est le 12e long métrage de fiction des frères Jean-Pierre et Luc Dardenne.

« Nous avons essayé d’illustrer comment cette histoire d’amitié arrive à résister à tout et à être plus forte que l’adversité, explique Jean-Pierre Dardenne. Pas toujours, mais souvent. »

« Ces deux personnages sont devenus très concrets au moment de l’écriture, ajoute Luc. Dès le départ, nous avons voulu faire en sorte que cette amitié soit vraie, qu’elle ne puisse pas être trahie. À partir du moment où nous en avons convenu, l’écriture a vraiment pu commencer et l’histoire s’est alors construite véritablement. Beaucoup de possibilités s’offraient à nous sur le plan dramatique. »

PHOTO CHRISTINE PLENUS, FOURNIE PAR MAISON 4 : 3

Pablo Schils et Joely Mbundu dans Tori et Lokita, un film de Jean-Pierre et Luc Dardenne

Fidèles à leur habitude, Jean-Pierre et Luc Dardenne ont fait appel à des inconnus pour interpréter les deux personnages principaux. Les cinéastes, qui aiment particulièrement l’étape du choix des acteurs, font cependant remarquer qu’il fallait obligatoirement procéder ainsi cette fois, les deux protagonistes de l’histoire étant très jeunes. Ils ont organisé des séances d’auditions pour trouver les deux perles rares, Pablo Schils (Tori) et Joely Mbundu (Lokita).

« En Belgique, il n’y a pas de comédiens professionnels de cet âge, précise Jean-Pierre Dardenne. Donc, il faut chercher. Des appels ont été lancés dans la presse et sur les réseaux sociaux. Nous avons retenu une centaine de filles et une centaine de garçons. Nous avons travaillé un peu avec chacune et chacun. Pour Lokita, notre choix s’est fixé assez rapidement parce que Joely est arrivée le premier ou deuxième jour. Le personnage de Tori étant plus jeune, ce fut plus compliqué. Il fallait quelqu’un qui ait ce dynamisme, cette personnalité, mais aussi qu’il soit mature pour son âge. On a fini par enfin trouver Pablo, l’un des derniers qu’on a vus ! »

Des habitués de la Croisette

Au Festival de Cannes, Tori et Lokita a obtenu cette année un prix spécial attribué par le jury (présidé par Vincent Lindon), créé à l’occasion du 75e anniversaire du festival. Habitués de la Croisette, les frères Dardenne ont été sélectionnés dans la compétition officielle neuf fois. Sept de leurs longs métrages ont été primés au fil des ans, parmi lesquels Rosetta en 1999 et L’enfant en 2005, tous deux lauréats de la Palme d’or.

« Bien sûr, le prix que nous avons reçu pour Tori et Lokita fait plaisir, mais c’est un peu différent maintenant, explique Luc Dardenne. Rosetta a été le premier de nos films sélectionné en compétition et en plus d’obtenir la Palme, Émilie Dequenne a reçu le prix d’interprétation. Ça reste inoubliable. Cette très belle surprise était d’autant plus inattendue que Rosetta a été présenté le tout dernier jour du festival. On peut difficilement répéter ce genre de chose. Cela dit, recevoir ce prix du 75e cette année était très bien aussi, parce que ça veut dire que, d’une certaine façon, le jury n’a pas pu passer à côté de notre film. »

PHOTO JOEL C RYAN, INVISION, FOURNIE PAR L'ASSOCIATED PRESS

Tori et Lokita a valu à Jean-Pierre et Luc Dardenne le Prix du 75e au Festival de Cannes cette année.

Pour l’instant, les frères Dardenne ne savent pas encore de quoi sera fait leur prochain long métrage. « On repart à zéro chaque fois, dit Jean-Pierre. Enfin, pas vraiment, mais c’est tout comme ! »

Tori et Lokita est actuellement à l’affiche.