Le prétexte de cette rencontre était le 50e anniversaire du tournage du film La mort d’un bûcheron. Mais faut-il avoir une raison particulière pour échanger avec Carole Laure ? Les sujets ne manquent jamais avec cette artiste totale et accomplie.

La longue quête vers soi

En amenant Carole Laure au studio de photos de La Presse, je suis tombé sur une collègue. J’ai fait les présentations d’usage. Lorsque plus tard j’ai recroisé cette même collègue, elle m’a dit : « Elle est tellement belle. Je me suis sentie comme une guenille à côté d’elle. »

En effet, l’actrice-chanteuse-réalisatrice a toujours cette beauté sauvage qui a contribué à faire d’elle une icône du cinéma. À cela s’ajoute une incroyable forme physique. Quelques semaines plus tôt, m’apercevant au fond du bar où je l’attendais, elle a traversé les lieux en courant.

« C’est bien connu, toutes les actrices ont 38 ans », m’a-t-elle dit en riant au cours de la longue conversation que nous avons eue.

Devant un café, nous avons parlé d’une foule de choses. Car être en présence de Carole Laure, c’est accepter d’entrer dans plusieurs sphères. Avide de nouveautés, celle qui dégaine les mots plus vite que son ombre a tout vu, tout lu, tout entendu. Impossible de s’ennuyer en sa compagnie.

Imprévisible, elle l’est quand, à brûle-pourpoint, elle vous demande ce que vous ferez durant vos vacances. Tranchante, elle peut l’être quand elle doit défendre une opinion ou qu’elle sent qu’on modifie la vérité. Drôle, elle l’est à souhait quand elle raconte une anecdote en prenant bien soin de dire : « Ça, tu ne peux pas l’écrire. »

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Carole Laure

Enfance

Mais avant de parler de son riche parcours, il a bien fallu que l’on évoque son enfance, un sujet qu’elle a mille fois abordé avec les journalistes, mais qu’elle prend plaisir à raconter comme pour se rappeler que cette période de sa vie a bien existé.

Alors qu’elle n’avait que 2 semaines, Carole Laure a été adoptée par une famille de Shawinigan. « J’étais un véritable cadeau pour eux. J’étais une enfant adorée, je ne peux pas dire mieux. »

Quand elle arrive dans cette famille, la plupart des enfants ont déjà quitté la maison, sauf l’une des filles, Marie. Quand elle parle d’elle, Carole Laure utilise le terme « sœur-mère ». « Elle est encore aujourd’hui celle qui m’a le plus formée mentalement. Je lui demandais si je pouvais l’appeler maman et elle disait oui. Elle m’a sauvé la vie, car je ne suis pas arrivée en bon état dans cette famille », dit-elle, refusant d’aller plus loin.

Carole Laure a une enfance heureuse, mais qui a aussi des parts d’ombre. Il lui arrive souvent d’imaginer sa famille biologique. Les scénarios changent constamment. Il faut dire que son père adoptif favorise ce cadre imaginaire.

Tantôt elle est une princesse indienne arrivée dans un canot sur la rivière Saint-Maurice, tantôt elle est découverte dans une boîte que son père a ramassée de justesse avant que la déneigeuse passe. « Moi, j’arrivais à l’école et je racontais ça. C’était rendu que je choisissais la version que je voulais que mon père me raconte. »

La jeune Carole finit par comprendre que ces histoires ne sont pas vraies, mais elle adore les entendre.

Mon paysage mental est aussi riche que la réalité. Mon cinéma reflète ça. Dans les films que j’ai réalisés, il y a une part de ces paysages. Je suis habitée comme ça.

Carole Laure

Le plus beau legs que cet homme ait fait à Carole Laure est de lui avoir fait prendre conscience de la beauté du monde. « Il m’amenait en chaloupe et on jouait à regarder le ciel et les nuages. Aujourd’hui, je me couche dans le hamac avec mon petit-fils et je lui dis : “Regarde comme c’est beau !” Je préfère être de ce bord-là plutôt que de me demander pourquoi mon père biologique m’a humiliée. »

PHOTO PIERRE MCCANN, ARCHIVES LA PRESSE

Carole Laure en 1975

Ses parents adoptifs sont aussi un formidable exemple d’amour. « Mon père n’est jamais rentré à la maison sans embrasser ma mère sur la bouche. J’ai toujours rêvé d’aimer quelqu’un comme ça. »

Un vide

Comme beaucoup d’enfants adoptés, Carole Laure a voulu savoir un jour qui étaient ses parents biologiques. Elle savait que sa mère était morte lors de l’accouchement et que son père l’avait abandonnée. À 18 ans, elle quitte Shawinigan et s’installe à Montréal. Elle ne s’étend pas sur ces tentatives qui sont une source de douleur. « Il faut ne pas avoir connu sa vraie mère pour savoir l’effet que ça fait sur toi. Tu veux savoir, mais tu as peur d’avoir mal. »

Celle qui s’était toujours sentie « outsider » face aux autres met un jour cette quête de côté. Elle comprend que ses racines seront ailleurs. Dans cette famille adoptive, dans les nombreuses amitiés qu’elle cultivera, chez l’homme de sa vie et ses deux enfants.

« À un moment donné, il a bien fallu que je me rentre dans la caboche que je ne saurais jamais qui était ma mère biologique. Ça a coloré ma vie, c’est sûr. »

La rencontre avec un maître

Peu de temps après son arrivée à Montréal, Carole Laure fait la rencontre d’un homme qui va marquer sa vie à tout jamais : le cinéaste Gilles Carle. « Gilles a fait en sorte que j’ai eu envie de faire du cinéma. Mais il m’a aussi fait connaître plein de gens fascinants. »

Carole Laure n’a pas fréquenté le conservatoire. Son école à elle fut ce réalisateur à la signature singulière. « Il avait des lentilles de caméra à la place des yeux. Il aimait communiquer son art. Je n’étais pas juste une actrice. Il m’assoyait à côté de lui en montage. »

Quand elle parle de ce maître, elle ne tarit pas d’éloges.

PHOTO YVES BEAUCHAMP, ARCHIVES LA PRESSE

Gilles Carle et Carole Laure en 1973

Il faisait ses films avec ses qualités et ses défauts, à coup de hache, à coup de folie et de vérité. C’était un cinéma à la fois de vérité, mais aussi de poésie et de fantasmes. J’adorais ça.

Carole Laure, au sujet de Gilles Carle

Alors que Carole Laure me parle avec passion de Gilles Carle, son téléphone sonne. C’est Lewis Furey, l’amour de sa vie depuis près de 45 ans. Le couple règle un truc du quotidien comme tous les autres couples de la terre. « Lewis a mal garé la voiture. On s’est fait remorquer. C’est tellement lui, ça », dit-elle en roulant des yeux.

Coup de foudre

Cet auteur-compositeur-interprète de génie est entré dans la vie de l’actrice alors qu’elle tournait La tête de Normande St-Onge, son second film avec Carle. Un soir d’octobre 1974, Carole Laure va avec une amie entendre cet artiste inclassable à l’hôtel Nelson. C’est le coup de foudre. « Quand je l’ai vu sur scène, j’ai dit à ma copine : “C’est lui le père de mes enfants. Je veux passer ma vie avec lui.” »

Je lui demande comment elle s’y est prise pour l’ensorceler. « Quand tu veux vraiment séduire quelqu’un et que tu ne veux pas être abandonnée comme je l’ai été, tu dois coudre le cœur de l’être convoité avec un fil de fer. C’est ce que j’ai fait. »

PHOTO PAUL-HENRI TALBOT, ARCHIVES LA PRESSE

Gilles Carle, Carole Laure et Lewis Furey lors du tournage du film Fantastica, en juillet 1979

Je précise qu’elle n’est pas un pichou et que cela a dû aider. « Il n’était pas un pichou non plus, crois-moi ! Il était très beau. »

La conversation glisse sur la carrière internationale qu’elle a rapidement connue dès les premiers films avec Carle. « Il y avait une vague de cinéma québécois en France. Je suis arrivée dans cette foulée. Je n’ai pas eu à lever le petit doigt. »

Filmographie impressionnante

La filmographie de Carole Laure est impressionnante. Elle a eu la chance de tourner avec de grands réalisateurs comme Bertrand Blier, Jean-Charles Tacchella, Jean-Pierre Mocky et tant d’autres. « J’ai eu tellement de bons partenaires », dit-elle. Elle pense à Jean Yanne, Jean-Louis Trintignant, Patrick Dewaere et Jeanne Moreau, notamment.

Carole Laure a souvent accepté d’endosser des scénarios audacieux, qui « allaient très loin », comme elle dit. Pour cela, il faut qu’une grande confiance s’établisse entre le réalisateur et l’actrice. J’aborde le sujet de cette confiance. Le cas du film Sweet Movie, du réalisateur yougoslave Dusan Makavejev, est l’éléphant dans la pièce.

Durant ce tournage cauchemardesque, qui a eu lieu en 1974, le cinéaste a multiplié les demandes « audacieuses » à l’actrice. Celle-ci s’est vue obligée d’appeler son agent français en renfort. « Il m’a sauvée, dit-elle. Il est venu à mon secours. » Résultat : Carole Laure a quitté le plateau.

« Un jour, j’écrirai ce qui s’est passé. C’est une sorte de #metoo avant l’heure. Il y a eu des menaces criminelles. Cette expérience en dit long sur l’exploitation, le voyeurisme et les agressions. » À partir de là, Carole Laure a exigé que les scénarios soient rattachés à ses contrats. Ce geste a contribué à faire de cette pratique une norme répandue.

Après l’expérience de Sweet Movie, Carole Laure songe à quitter le cinéma. Mais le monde de la création fait maintenant partie de sa vie. Elle ne pourra plus s’en défaire. Sa carrière d’actrice la conduit sur de multiples scènes où elle se produit comme chanteuse et danseuse.

PHOTO RÉMI LEMÉE, ARCHIVES LA PRESSE

Carole Laure et le directeur photo Daniel Jobin sur le plateau du film La capture (2006), troisième long métrage de la comédienne

Et, bien évidemment, cette longue expérience sur les plateaux de cinéma l’amènera à réaliser des films (Les fils de Marie, CQ2, La capture, Love Project) qu’elle écrit, réalise et produit. Ces expériences derrière la caméra l’ont autant enthousiasmée que fatiguée.

Il faut toujours se battre quand on fait du cinéma d’auteur. C’était difficile pour Gilles Carle, ça l’était pour Robert Lepage. C’est usant.

Carole Laure

Récemment, elle s’est lancée dans l’écriture d’un livre personnel. « Ce n’est pas une autobiographie, c’est une bio fictionnelle. Ce sont des chapitres de ma pensée. » Il y a également cette série d’émissions radiophoniques qu’elle est en train de préparer avec Lewis Furey pour ICI Musique. Quand elle parle de ce projet, ses yeux brillent.

Et puis, il y a ses enfants, Clara et Thomas, et ses petits-enfants. Les moments passés en leur compagnie sont précieux. « Être mère, c’est le rôle que j’ai le plus aimé dans ma vie. J’ai toujours souhaité avoir des enfants. Je suis extrêmement fière d’eux. J’aime les regarder grandir. Je ne sais pas quel genre de mère je suis, mais je sais que j’ai voulu être un exemple de fondation. »

Le film qui a tout changé

Il y a 50 ans, très exactement, s’amorçait le tournage de La mort d’un bûcheron, film de Gilles Carle qui figure parmi les joyaux de notre cinématographie.

Pour l’écriture du scénario, le cinéaste s’inspire de l’histoire de Carole Laure, dont il a fait la connaissance quelques mois plus tôt. « J’étais dans une période où je cherchais mon identité et Gilles m’offrait des personnages qui cherchaient leur identité. Ça me nourrissait énormément. »

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

Carole Laure, Daniel Pilon et Willie Lamothe, sur le plateau de tournage du film La mort d’un bûcheron, en 1973

En compagnie d’Arthur Lamothe, Gilles Carle imagine l’histoire de Marie Chapdelaine qui tente de retrouver son père bûcheron. Pour l’aider dans cette quête, elle trouve sur son chemin un tenancier de bar (Willie Lamothe), et deux de ses amies, interprétées par Denise Filiatrault et Pauline Julien. Le quatuor part en cavale à la recherche du père mystérieux.

Tournage marquant

Sur ce plateau, Carole Laure apprend énormément. Elle se souvient notamment de la scène qui rassemble Denise Filiatrault et Willie Lamothe dans le bar country où Marie Chapdelaine est engagée comme chanteuse.

Je les regardais faire et je me disais que je voulais jouer comme Denise et avoir la candeur de Willie.

Carole Laure, à propos de Denise Filiatrault et de Willie Lamothe durant le tournage de La mort d’un bûcheron

Le tournage se déroule à Saint-Zénon, au Lac Delage et à Montréal. Le fameux bar country où se produit Marie Chapdelaine se nommait « Le Lodéo », car il était situé dans le Quartier chinois de Montréal. Ça ne s’invente pas...

Carole Laure a un souvenir marquant de la scène où elle doit chanter devant un public avec deux étoiles plaquées sur les seins. « On m’a collé ça avec de la Krazy Glue. J’ai eu les tétons plissés pendant six mois. »

Quand le film paraît sur les écrans, le père adoptif de Carole Laure découvre des photos de sa fille dans des journaux locaux où elle apparaît avec un chapeau de cow-boy. « Il a pensé que c’était un film western. Il voulait venir le voir. J’ai fait toutes sortes de tours de passe-passe pour qu’il ne voie pas le film. »

Sortie mitigée

Lorsque La mort d’un bûcheron paraît sur les écrans, au printemps 1973, le cinéma québécois vit de belles heures au prestigieux Festival de Cannes. Le film se retrouve en sélection officielle. Mais par un malheureux concours, il est projeté le même soir que La grande bouffe, ce film sulfureux de Marco Ferreri qui tire la couverture de son bord.

Alors que le jeu de Carole Laure avait été jugé « moyen » par les critiques du Québec, il est louangé par ceux qui fréquentent l’évènement cannois. De nombreuses portes s’ouvrent alors pour l’actrice. Elle les poussera chaque fois, guidée par la passion de cet art qui lui permet de plonger dans des univers fantasmagoriques. Au fond, Carole Laure n’a jamais cessé d’être une jeune « princesse indienne » qui vogue dans son canot, se laissant couler par le flot des rivières.

Consultez le site Éléphant : mémoire du cinéma québécois pour voir le film La mort d’un bûcheron