Charlotte Gainsbourg était de passage à Montréal pour présenter le premier film qu’elle signe à titre de réalisatrice. Dans Jane par Charlotte, l’actrice et chanteuse trace le portrait de Jane Birkin, sa mère, aussi actrice et chanteuse. Mais cet exercice, parfois douloureux, va bien au-delà de l’échange entre deux artistes. Entretien.

Quand elle a pris sa caméra « un peu l’air de rien » pour filmer sa mère, Charlotte Gainsbourg n’avait aucune idée de ce qu’elle allait faire. Quelle forme allait prendre cette irrépressible envie d’aller à la rencontre d’une femme à qui elle n’avait encore jamais vraiment parlé ? Un entretien d’une vingtaine de minutes destiné aux archives de la famille ? Un documentaire pour une éventuelle diffusion à la télé ? L’idée d’un long métrage documentaire ne s’est en tout cas pas imposée d’elle-même tout de suite.

« Je ne m’attendais pas du tout à faire un long métrage qui serait projeté en salle, encore moins d’aller au Festival de Cannes, a-t-elle expliqué lors d’un entretien accordé mardi à La Presse. Cela relevait davantage d’une démarche personnelle au départ, une sorte d’élan pas du tout réfléchi. »

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Charlotte Gainsbourg est venue présenter son premier film à titre de réalisatrice, Jane par Charlotte.

D’abord, des concerts

Cet élan a pris forme le jour où, il y a quelques années, Charlotte Gainsbourg s’est installée à New York pour vivre là-bas pendant un moment, histoire de faire le deuil de sa sœur aînée Kate, morte tragiquement en 2013 dans des circonstances inexpliquées.

« À cette époque, j’ai aussi commencé à voir les concerts que ma mère faisait avec des orchestres symphoniques. L’angle qu’elle avait choisi était de remanier les chansons de mon père [Serge Gainsbourg] sur le plan orchestral, et une fois regroupés, tous les textes de ces chansons retraçaient aussi leur histoire d’amour. C’était magique. Étant leur fille, j’ai été très émue. Quand j’ai su qu’elle allait se produire au Japon, je lui ai demandé si je pouvais la suivre avec une caméra. »

PHOTO FOURNIE PAR MAISON 4:3

Charlotte Gainsbourg est passée derrière la caméra pour filmer sa mère, Jane Birkin.

À partir du moment où la réalisatrice a eu l’idée de documenter cette escale japonaise en suivant Jane Birkin dans les coulisses, le passage obligé qu’est l’interview dans un documentaire s’est vite imposé. Pour Charlotte, l’exercice a été intimidant. Et a bien failli tout faire dérailler.

« Il y a une grande timidité entre nous, ce qui fait que l’approche fut compliquée à assumer, confie-t-elle. Ma mère m’a vue débarquer avec mes questions et elle en fut complètement traumatisée ! Au point que, après cette première interview, elle m’a dit : ‟On arrête.” Elle a cru que j’allais lui demander des comptes, qu’elle allait devoir se justifier en tant que mère, mais là n’était pas du tout mon intention. Il est vrai que je m’y suis prise très maladroitement, en oubliant d’installer d’abord un climat de confiance. J’étais naïve, mal préparée. »

Un documentaire conjugué au présent

Dans l’exercice, Charlotte Gainsbourg avait parfois le sentiment que le simple fait que sa question soit entendue revêtait plus d’importance que la réponse qui allait suivre. Deuxième fille de Jane – qui en a eu trois de trois pères différents –, la réalisatrice n’avait encore jamais eu l’occasion d’un vrai tête-à-tête avec sa mère.

« Ce film procède beaucoup de cette recherche-là, de cette demande, en fait. Au fil du tournage, j’ai pu prendre conscience du moment privilégié que j’étais en train de vivre avec elle. »

La réalisatrice tenait à dresser un portrait de sa mère telle qu’elle est maintenant. En cela, sa démarche diffère grandement de celle qu’avait empruntée Agnès Varda il y a plus de trois décennies. Jane B. par Agnès V. était davantage une fantaisie inspirée par Jane Birkin, dans laquelle l’actrice interprétait des personnages dans une série de tableaux. Jane par Charlotte relève plutôt d’un portrait intime entre une fille et sa mère, liées par la présence de deux fantômes : celui de Serge Gainsbourg, bien sûr, mais aussi celui de Kate, fille de l’une et sœur de l’autre.

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En compagnie de sa fille Charlotte, Jane Birkin est retournée dans l’appartement où elle a vécu avec Serge Gainsbourg pour la première fois.

« Je voulais que ce documentaire soit conjugué au présent, sans recourir à des scènes d’archives de télé ou de spectacles, indique la réalisatrice. Je ne voulais pas non plus que mon père soit omniprésent. En même temps, j’avais plein de questions liées à lui. Ma mère a prolongé l’œuvre de mon père après sa mort et lui rend hommage depuis 30 ans. »

Des éléments douloureux

L’évocation de la mémoire de Kate Barry, dont le père était le compositeur britannique John Barry, est forcément plus douloureuse. Tant pour sa mère que pour sa sœur, dont elle était aussi très proche, la disparition soudaine de Kate, à l’âge de 46 ans, a été un choc. À un certain moment, de vieux films Super 8 tournés quand Kate était enfant sont projetés en toile de fond, exercice trop souffrant pour Jane, alors incapable de regarder.

« Ma sœur est présente dans ce film à plein de niveaux parce que je voulais parler de la douleur et du manque, dit Charlotte Gainsbourg. Je voulais aussi voir Kate concrètement. J’ai arrêté la mise en scène de ces films Super 8 projetés sur un mur à la demande de ma mère, tout en étant consciente que je m’autorisais quand même à franchir cette limite. J’en ai un peu honte aujourd’hui parce que je suis sans doute allée un petit peu trop loin. Cela dit, je l’assume parce que quand on réalise un film, il faut aussi assumer la manipulation qu’on fait. »

PHOTO FOURNIE PAR MAISON 4:3

Charlotte Gainsbourg et Jane Birkin dans Jane par Charlotte, le premier film que signe Charlotte Gainsbourg à titre de réalisatrice.

Jane Birkin a vu Jane par Charlotte dans une version non définitive. Elle n’a cependant pas voulu le revoir. Au lancement du film l’an dernier au Festival de Cannes, l’actrice n’a pas souhaité rester dans la salle pour la projection. Charlotte Gainsbourg comprend parfaitement la réaction de sa mère.

Il y a dans ce film des éléments douloureux pour elle. Je l’ai quand même sentie très touchée. Et si l’existence de ce film la rend très heureuse, ce n’est pas pour autant qu’elle a envie de le revoir. Je la comprends parfaitement, d’autant que moi non plus, je n’aime pas me voir.

Charlotte Gainsbourg au sujet de sa mère, Jane Birkin

Ce premier passage derrière la caméra a par ailleurs procuré à Charlotte Gainsbourg un plaisir « immense » qu’elle n’attendait pas.

« Le tournage a été souffrant, chaotique, long et parsemé de beaucoup de doutes, mais j’ai adoré l’étape du montage. Je me sentais redevable envers ma mère d’offrir un film qui tienne la route, et c’est à l’étape du montage que la magie a surgi. J’en suis fière. »

Il y aura peut-être ainsi un deuxième long métrage un jour, forcément différent, mais l’actrice travaille actuellement une œuvre musicale.

« J’y mets toujours un temps fou ! »

Jane par Charlotte prendra l’affiche en salle le 18 mars.